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En novembre 1970, G.F. Malipiero me fit
remettre le premier volume, à peine édité par la
Fondation de l'île San Giorgio à Venise, des oeuvres
complètes de Giovanni Gabrieli. Dans un billet, le
Maître me rappelait nos précédentes conversations
sur l'importance du compositeur, sur notre amour commun pour les
Gabrieli, et sur la rareté d'études disponibles et
d'éditions «originales, sans déformations ni
ajouts» comme l'était celle qu'il me présentait.
(Bien sûr nous avions parlé de l'édition
préparée par Denis Arnold pour l'American Institute of
Musicology de Rome). Ce fut pour moi un véritable cadeau de
son intelligence pleine de sensibilité, toujours prête
à contribuer au développement de la connaissance
musicale avec des suggestions, des indications et des conseils qui
ont fait de lui un grand Maître.
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Maître bienveillant aussi: j'en eus la
preuve lorsqu'il m'accueillit comme élève dans les
années de brutale oppression fasciste (de 1943 à 45).
Ses leçons et nos entretiens m'ouvrirent à la
connaissance et à l'étude de ce courant musical qui
était alors, en Italie, condamné à l'ostracisme:
Schoenberg, Webern, Dallapiccola, et bien entendu, Monteverdi et la
Renaissance musicale italienne.
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Gian
Francesco Malipiero me
conseilla de faire la connaissance de Bruno Maderna, pour lequel il
avait eu tout de suite la plus grande estime, et avec lequel j'allais
continuer mes études. Ce fut encore sous son impulsion que
Bruno, déjà un maître, et un groupe
d'élèves dont je faisais partie, se mirent à
«fouiller», à la Biblioteca Marciana, dans les
manuscrits musicaux originaux, dans les Traités de composition
(de Hucbald au Père Martini), dans les premiers
imprimés de musique (réalisés par Ottaviano
Petrucci à Venise dès 1501) pour pouvoir étudier
historiquement et sur les documents originaux l'évolution de
la musique européenne. Ce fut une période très
heureuse d'études, de découvertes, de discussions,
auxquelles Bruno, avec son enthousiasme maïeutique, nous faisait
tous participer. G.F. Malipiero suivait notre travail avec une joie
profonde et il se montrait heureux lorsque nous l'informions des
progrès de nos études, ou lorsque nous lui en apportions
les fruits concrets (transcriptions en notation moderne,
instrumentations comme celle de l'Odhecaton A, études
composées par nous-mêmes dans les différents
styles), ou lorsque nous lûmes ensemble le livre de messes du
Flamand tardif Jacobus de Kerle, retrouvé non catalogué
dans les Archives d'Etat de Venise).
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Nous vivions alors dans
une véritable ambiance de «boutique» artisanale de
musique, où l'intelligence pénétrante de G.F.
Malipiero, son expérience érudite et son humeur pleine
d'entrain s'unissaient au talent que possédait Bruno pour
découvrir la musique comme un objet toujours nouveau et pour
nous la faire étudier comme un objet toujours vivant. C'est
encore G.F. Malipiero qui nous conseilla de suivre le cours
international de direction d'orchestre donné à Venise
en 1948 par Hermann Scherchen, qui était son grand ami et qui
l'appréciait beaucoup. Ce fut le début d'une longue
collaboration - tant culturelle et intellectuelle que pratique -
entre Scherchen et Bruno, surtout, et nous. Certes, les souvenirs que
je livre ici ne sont que de brefs aperçus, mais ils ne sont
pas moins riches de la profonde personnalité de G.F.
Malipiero, qui ne se limitait pas uniquement à sa propre
production musicale et, de plus, ils éclairent le rôle
nettement déterminant joué par le Maître - et son
oeuvre - dans le mouvement de reprise, à l'échelle
européenne, de la musique italienne.
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Bruno Maderna est l'incarnation de la plus noble
générosité humaine. Preuve en est cette forte
détermination dans sa manière de faire de la musique,
d'être la musique, de communiquer aux autres la musique,
toujours dans la gaîté, même aux moments
difficiles et jusqu'à la tragique maladie. Et avec la musique,
la vivacité et le dynamisme de son intelligence, toujours en
prospection, toujours ouverte vers ces espaces où la musique,
les nouvelles méthodes compositionnelles
s'interpénètrent, résolue dans la mesure
où l'homme vit en tant que sujet dans notre temps, toujours
tendue vers l'homme. C'est ainsi que Bruno vivait et continue
à vivre.
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Ces qualités
naturelles l'ont amené à susciter et provoquer, au sein
de la musique contemporaine, de grandes évolutions. Pour sa
pédagogie de type maïeutique, qui incite tous les jeunes
qui l'ont rencontré à aller de l'avant, pour sa
manière de faire étudier la musique avec son pouvoir de
la découvrir à chaque fois comme une nouveauté,
pour son art unique et inoubliable de l'interprétation, Bruno
Maderna continue à être aimé et
apprécié par des orchestres, des solistes, des
compositeurs et par des milliers de gens. Tous ont été,
à travers lui, mis en communication directe avec la
réalité vivante de la musique devenue intelligible
quant à sa signification, sa structure et sa fonction.
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A Londres, une semaine
avant sa mort, tout au long de ce concert qui devait être le
dernier avec le London Symphony Orchestra, et jusqu'à
l'interprétation palpitante et superbe du Premier concerto
pour piano et orchestre de Bartók et du Concerto pour piano et
orchestre de Schoenberg, Bruno s'est imposé à
lui-même, contre sa maladie, et encore une fois avec une
sereine lucidité et en forçant l'admiration du public,
sa propre raison d'exister.
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Ainsi Bartók et
Schoenberg étaient fermement, idéalement, humainement
avec lui. Aujourd'hui, Bruno Maderna dort sereinement aux
côtés de ceux qu'il a tant aimés: Andrea et
Giovanni Gabrieli, Claudio Monteverdi et G.F. Malipiero.
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Paru dans
Cronache
Musicali Ricordi,
déc. 1973.
Traduit de l'italien par Carlo
Lagomarsino
Source : «Luigi Nono»
(Livret-programme)
Ed. Festival d'Automne à
Paris,
Contrechamps, Paris, 1987,
pp.54-55
© Festival d'Automne à
Paris, Contrechamps
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