OTTO FLAKE
LE MARQUIS DE SADE



I
UN SIÈCLE DE FORCES ELÉMENTAIRES

Le 5 janvier 1757 Damiens commit un attentat contre Louis XV, ne le blessant d'ailleurs que légèrement au visage. Accusé de régicide, considéré comme le plus odieux de tous les crimes, il fut condamné à subir la peine que l'on avait appliquée en 1610 au meurtrier de Henri IV.
L'exécution eut lieu le 28 mars. Elle comprenait un prélude et une partie principale. Le matin des lambeaux de chair furent arrachés au criminel à l'aide de tenailles rougies au feu et l’on versa du plomb fondu, de la poix ardente et de l'huile bouillante sur les plaies. A midi, le patient prit quelque repos, tandis que le peuple de Paris, les paysans des environs, les étrangers venaient s'installer sur la place. Tout affluait vers ce spectacle. L'exécution était publique comme elle l'est encore aujourd'hui en France.
On possède des relations extraordinairement vivantes, voire grandioses, de cette exécution.
La relation de Monselet est celle d'un visionnaire. Le visionnaire est le supplicié lui-même; Monselet se met à sa place et raconte comment le monde a pu lui apparaître à ses derniers instants.
En quelque endroit qu'il portât son regard, il ne voyait que la foule, toujours la foule. La foule sous les Arcades Saint-Jean. La foule dans les premières maisons de la rue de la Mortelierie. La foule dans la rue de la Vannerie. La foule dans la rue de la Tannerie. La foule au croisement de la rue de l'Épine et de la rue du Mouton. La foule occupant toutes les issues de la place. Sur la place même, une foule compacte composée de toutes sortes d'éléments, mais surtout de gens du bas peuple. Aux fenêtres une foule élégante, coquette; des gentilhommes et des grandes dames, des grandes daines surtout, qui jouaient de leurs éventails et tenaient prêts des flacons pour prévenir les évanouissements.
Sur la place attendaient les pères confesseurs, les chevaux et les bourreaux sous les ordres de Samson, qui appartenait à la célèbre famille d'exécuteurs des hautes oeuvres. Ils maniaient des tenailles, des cuves de charbons et des liquides bouillants. A six ils ligotèrent Damiens et lui rôtirent la main droite; puis ils firent des incisions où ils versèrent du plomb et de l'huile. De terreur, ses cheveux se dressèrent sur sa tête; l'odeur de chair brûlée se répandit sur la place.
Puis les chevaux entrèrent en action. Chacun était tourné vers un des quatre points cardinaux. Le supplicié lié à ces animaux par les bras et par les jambes, était de si forte corpulence, qu'on passa plus d'une heure à fouetter lès chevaux sans parvenir à l'écarteler. Pendant tout ce temps Damiens hurlait. On fit venir encore d'autres chevaux, mais en vain. Il fallut alors entailler les articulations des hanches. Damiens leva la tête pour voir ce qu'on faisait de lui. Il baisait le crucifix que les prêtres lui tendaient.
Les chevaux tirèrent à nouveau, la cuisse gauche se détacha, le peuple applaudit: enfin. La cuisse droite suivit; l'homme vivait toujours et hurlait. Puis on disloqua les clavicules. Lorsque les deux bras furent arrachés, on vit que ses cheveux avaient blanchi. Le tronc se convulsa encore, puis ce fut la fin. Les restes furent brûlés, leurs cendres jetées au vent. L'écartèlement avait duré deux heures.
Quelques historiens de moeurs ont voulu voir dans la sauvagerie du supplice et dans la curiosité du public une preuve de la cruauté du caractère français. Quiconque se souvient de l'exécution de Béatrice Cenci, des bûchers de sorcières dressés dans toute l'Europe, ou des horreurs de la Guerre de Trente ans, sait que toutes ces choses n'ont rien à voir avec le caractère particulier d'un peuple.
En un certain sens, le Moyen-Age a duré jusqu'à la grande Révolution. Le châtiment inexorable appartient à l'époque féodale pendant laquelle Dieu, la royauté, la société, le droit, la justice et l'injustice étalent des valeurs auxquelles on prêtait encore im sens absolu et non équivoque. Il ne serait pas difficile de prouver que les époques religieuses sont les époquea cruelles; l'intensité dans la cruauté correspond à l'intensité mystique. L'ardeur religieuse pouvait bien avoir quelque peu diminué au XVme siècle, lequel apporta la philosophie rationaliste - la justice n'en persévéra pas dans ses vieilles formes.
Quant aux spectateurs du supplice de Damiens, il n'est pas douteux, que lorsque des individus forment une masse et qu'une scène ahurissante leur est offerte, l'âme dyonislaque apparaît, surgit d'un monde souterrain où taut est avidité et concupiscence, et peut-être aussi quelquefois enthousiasme et extase. Ce deux états extrêmes procèdent dé l'émotion.
En lisant, dans Casanova qui assista plein de dégoût à l'exécution de Damiens que les daines assises aux fenêtres cédèrent aux avances des cavaliers, pendant que le supplicié hurlait sur la place, nous avons un exemple de la connexité de la volupté avec la cruauté. Penchée aux fenêtres, serrées les unes contre lés autres, ces braves dames feignaient une attitude décénte avec l'air de lie s'apercevoir de riens. Mais à les observer de près, on constate leur cynisme et l'on n'hésite plus à le considérer comme l'un des daractères généraux de la société de l'époque.
Il y a des esprits qui cherchent des satisfactions esthétiques dans l'histoire de la civilisation et qui conçoivent le XVIIIme siècle, en se imitant aux jupes à baleines, aux menuets et aux meubles en boule, exclusivement comme une époque de joyeuse élégance; ils idéalisent. Dans toutes les époques de l'histoire, il faut voir sous la surface les abîmes sans fond où vivent les divinités souterraines, les forces élémentaires.
Pendant la période bourgeoise qui va de 1815 à 1914, les sociétés occidentales ont totalement perdu la notion de ces forces élémentaires; croyant les avoir domptées définitivement elles ne les considarent plus que comme appartenant à un état que l'humanité a dépassé depuis longtemps. L'Amérique vit encore aujourd'hui dans cette croyance. Il est risqué de diviser l'histoire de la civilisation selon les divers domaines, artistiques, intellectuels et politiques. Ces distinctions une fois établies, on n'entend plus parler que de choses supérieures et bien ordonnées.
L'histoire réelle de la civilisation a un tout autre but : celui de transmettre des conceptions réalistes. Elle s'oppose à cette manière idéaliste d'écrire l'histoire, qui pour des raisons d'humanité répugne à parler de tortures, d'exécutions, d'enivrements sanguinaires et de cruautés. On y juge tout ce qui eut lieu selon ce qui devrait être; l'observation objective, au contraire, ne fait qu'établir ce qui fut, et voit plus profondément.
Jugés selon une hiérarchie de valeurs, la cruauté et le cynisme, qui sont les traits les plus marquants du visage de la société prérévolutionnaire, apparaissent comme dès symptômes de décadence, de désagrégation et d'infériorité. L'observation historique objective dira plus prudemment : symptômes d'une transformation. Elle verra dans la décadence qu'elle ne nie point, la poussée nouvelle d'une force immense.
Aucun de nous n'aura, aujourd'hui, l'idée de défendre la justice dont Damiens fut victime. Mais au point de vue purement historique, cette justice encore féodale, au service d'un État théocratique, provoquait un afflux de sentiments élémentaires dans la société. Car au XVIIIe siècle l'Etat théocratique du Moyen-Age est encore le cadre de la société. Peut-être semblera-t-il exagéré de prolonger le Moyen-Age jusqu'en 1789; mais cela nous permettra de dire que les événements de cette année-là ne sont que l'explosion des forces élémentaires contenues depuis le Moyen-Age. La Révolution française démontre l'absurdité de la théorie historique de la décadence; une effervescence d'une telle ampleur ne pouvait être simplement un signe de déclin, c'était aussi la naissance d'un monde nouveau. Le Tiers-État prenait le pouvoir; un quatrième Etat se tenait derrière lui, prêt à surgir.
Si l'on examine, et c'est l'objet de ce livre, un événement quelconque du XVIIIe siècle, il faut se placer à deux points de vue celui du déclin d'une société et celui de l'ascension d'une société nouvelle. Si jamais une société a creusé sa propre tombe, c'est bien celle de l'ancien régime. On ne saurait attribuer sa fin à l'anémie ; elle déchaîna de ses propres mains les instincts cruels et sanguinaires. Elle jouit de sa propre destruction, on en a des preuves innombrables, du Regent à Mirabeau.
La corruption était vitale, cruelle, cynique, provocante ; après nous le déluge en est le typique témoignage. Non, le XVIIIe siècle n'a pas été une époque de bergeries, mais un siècle de forces élémentaires. Plus on accumule les traits de moeurs et plus infâme devient l'image d'une cour et d'une ville qui servaient d'inépuisables réservoirs au vice. Mais l'infâmie même de ce milieu est une force, et à cette époque toutes les forces sont déchaînées.
Etudier l'élément bestial, ne signifie point encore qu'il faille, pour cela, s'avilir. L'élément bestial n'est pas au dehors, mais à l'intérieur des limites humaines. Celles-ci s'élargissent lorsque les freins de l'ordre bourgeois sont brisés. Il semblait qu'un démon poussât les révolutionnaires à remettre en question les traditionnelles frontières humaines et à expérimenter les dernières possibilités de l'homme. La haine de l'humilité, de la restriction de soi et de la soumission sont les caractéristiques du Jacobin. L'âge théocratique du monde aboutissait à un athéisme, dans lequel le moi vivait la chute de Satan. On est encore loin d'avoir expliqué ces événements en leur appliquant la définition tranchante d'événements pathologiques.

II
LE DESCENDANT DE LAURE

Les Sade appartiennent aux meilleures familles de la Provence. C'est le Vendredi Saint 1327 que Pétrarque aperçut dans la cathédrale d'Avignon la femme qu'il immortalisa sous le nom de Laure. Elle était la jeune épouse du vieux chevalier Hugues de Sade. Ainsi - a remarqué un écrivain français - une bizarrerie de la nature a voulu que l'homme qui n'avait qu'une conception bestiale de l'amour descendît de la femme pour laquelle le divin Pétrarque éprouva la passion la plus noble et la plus pure.» Pétrarque est resté à travers les siècles le poète le plus fameux de la langue romane. Les Sade qui lui devaient leur célébrité le vénéraient comme un saint, et même l'auteur de Juliette s'incline devant lui.
Fabrice, fils de Laure, était un seigneur despote du XIVe siècle. Il est douteux que le ‘jus prime noctis’ ait été une institution de droit.
Fabrice la mit en pratique. Sur ses vastes terres, il s'emparait de chaque femme de serf qui lui plaisait, en abusait sur place et sous les yeux des siens. Quiconque s'y opposait était poignardé. On parle de son incroyance, de sa cruauté, de son avidité sanguinaire. L'ancêtre a trouvé dans le marquis sa réincarnation.
La femme de Fabrice s'appelait Sibylle. Ici la légende devient ballade. Sibylle avait un amant que son frère poignarda pour la marier à Fabrice. Elle était déjà enceinte; son époux ivre ne s'en aperçut pas. Un jour arrive un pèlerin: c'est l'amant qu'on avait cru mort. Surpris dans la chambre de Laure avec Sibylle, il tue Fabrice.
Au cours des siècles suivants les seigneurs de Vaucluse, Tarascon, etc., fournirent à l'Eglise et aux Parlements de hauts dignitaires. L'empereur Sigismund honora l'un d'eux en plaçant l'aigle d'Empire dans ses armes où il figure encore aujourd'hui. Parmi les Sade du XVIIIe siècle, nous trouvons un évêque, un maréchal de France, un amiral, un vicaire général. Le vicaire général, François de Sade, né en 1705, eut quelque influence sur l'éducation de son neveu.
Il vécut de longues années à Paris comme abbé - titre qui n'engageait à rien - et fit alors partie des amis de Mme de la Popelinière, la maîtresse de Maurice de Saxe. Il était galant homme et élégant écrivain. Lorsqu'en 1733, Voltaire apprit que le galant abbé sollicitait le poste de grand vicaire, il lui adressa une spirituelle épitre en vers, où il protestait que la fonction ne change rien au caractère de l'homme. Et quand bien même l'abbé de Sade finirait par devenir pape, il resterait ce qu'il était, un disciple de Vénus, que ses préférences eussent mené à Cythère. A la fin l'abbé de Sade se retira dans la solitude de Vaucluse où il composa l'histoire de Pétrarque et de Laure et celle des Troubadours.
Son frère, le père du marquis, né en 1770, fut soldat, ambassadeur, d'abord à Saint-Pétersbourg, puis à Londres, et gouverneur général de trois provinces. Sa femme, de la maison Maillé, était nièce du cardinal de Richelieu et dame d'honneur de la Princesse de Condé. Le grand Condé avait également épousé une Maillé. Les Sade se trouvaient ainsi alliés aux Bourbons. Dans son âge mûr le père de Sade mena une vie retirée, aux environs de Versailles, et laissa à sa mort, entre autres manuscrits, une vaste correspondance sur les guerres comprises entre 1741 et 1746.
La famille compte encore aujourd'hui de nombreux descendants. Le marquis de Sade eut lui-même deux fils et une fille. L'aîné, Louis-Marie, né en 1767, devint officier, combattit dans les possessions américaines, émigra et à son retour se fit graveur. C'est ainsi qu'il aurait, dit-on, gravé avec dégoût les illustrations obscènes de la ‘Justine’ de son père. En 1801, pour délivrer la famille du déshonneur qui pesait sur elle, il reprit du service dans un régiment polonais. Napoléon, qui détestait le père, refusa d'admettre le fils, malgré ses faits d'armes à Iéna, dans un régiment français. On l'affecta à l'une des légions étrangères destinées à combattre dans l'Italie méridionale. Comme il se rendait à son lieu d'affectation, il fut assassiné par des insurgés napolitains.
Donatien-Alphonse- François, marquis de Sade, naquit à Paris le 2 juin 1740 à l'hôtel du grand Condé. Il conserva le titre de marquis, bien qu'à la mort de son père, il eût pu prendre le titre de comte qui lui revenait.
A l'âge de quatre ans, Sade fut mis sous la tutelle de sa grand'mère à Avignon, ville encore papale; à sept ans il fut confié à son oncle, vicaire général à l'abbaye d'Ebreuil près de Vichy, qui pendant trois ans prit soin de son éducation ; à l'âge de dix ans, Sade revint à Paris et entra dans le plus réputé des lycées, à Louisle-Grand, rue Saint-Jacques. La discipline était sévère, les infractions à la règle étaient punies de peines corporelles. On attachait beaucoup de prix à la composition de discours, de pièces de théâtre et de dissertations. Le jeune interne a dû briller dans ces branches; sans doute a-t-il songé à imiter son oncle écrivain.
Nous savons par des certificats que Sade aimait alors la musique et les livres. Les biographes du XIXe siècle lui prêtent une taille gracieuse, des yeux bleus, des boucles blondes et une douceur qui séduisaient toutes les femmes. Mais nous voyons où ils veulent en venir. Octave Uzanne entre autres parle de sa voix langoureuse et de sa démarche dandinante, tout cela pour prouver que Sade était un invertiné, c'est-à-dire, selon la terminologie allemande, un pédéraste passif.
Cette théorie certainement très défendable, ne doit pas être prise trop à la lettre. Sade était familier avec toutes les formes de la vie érotique : la curiosité, la tendance spécifiquement française à systématiser, le dégoût de la satisfaction normale, la haine contre l'hérédité sentimentale, l'esprit de provocation ont contribué pour une grande part à développer ses penchants pédérastiques. Outre ces éléments innés, sans doute prit-il à l'internat toutes les habitudes qu'on a coutume d'y prendre. D'autre part, il est vraisemblable qu'il reçut fort tôt les enseignements de la maîtresse Paris», Babylone grouillante de bordels, de filles de joie et de colporteurs d'ouvrages érotiques.
D'après une indication assez certaine, il quitta Louis-le-Grand l'année même où Maximilien Robespierre y entra, en 1754, c'est-à-dire à l'âge de quinze ans. Devenu porte-enseigne aux chevau-légers, il fut sous-lieutenant dans un régiment du Roi, puis lieutenant dans un régiment de carabiniers; enfin, il prit part à la guerre de Sept ans comme capitaine d'un escadron. On n'a aucun détail sur son séjour en Allemagne. Mais on peut imaginer l'effet de la vie des camps sur un tout jeune officier, déjà déréglé de nature. Des témoignages allemands de l'époque se plaignent de la terrible dissolution que la présence des troupes françaises amena parmi la population du pays.
Dans ‘Aline et Valcour’, roman que Sade compôsa à la Bastille en 1788, on trouve des souvenirs de jeunesse. Valcour (Sade lui-même) raconte ainsi son histoire:

Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l'abondance, je crus, dès que je'pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu'on avait la sottise de me le dire; et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l'univers entier dût flatter mes caprices, et qu'il n'appartenait qu'à moi seul et d'en former et de les satisfaire; je ne vous rapporterai qu'un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux principes qu'on laissait germer en moi avec tant d'ineptie.
Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait l'honneur d'appartenir et qui se trouvait à peu près de mon âge, on s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance, je pusse retrouver son appui dans tous les instants de ma vie; mais ma vanité du moment, qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose, et plus encore de ce qu'à de très grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par des coups très multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât, et sans qu'autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me séparer de mon adversaire.
Ce fut à peu près vers ce temps que mon père fut employé dans les négociations; ma mère l'y suivit, et je fus envoyé chez une grand'mère en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d'avouer.
Je revins faire mes études à Paris, sous la conduite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit, bien propre sans doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas assez longtemps. La guerre se déclara: empressé de me faire servir, on n'acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j'étais employé, dans l'âge où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu'à l'Académie. [...]
Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j'avais reçue de la nature, ne prêtait qu'un plus grand degré de force et d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui soit nécessaire à notre état.
Notre régiment, écrasé dans l'avant-dernière campagne de cette guerre, fut envoyé dans une garnison en Normandie; [...] Je venais d'atteindre ma vingt-troisième année.

Sade revint en effet vers la fin de la guerre de Sept ans et on le maria bientôt. La cérémonie eut lieu le 17 mai 1763. Le comte de Sade a sans doute marié son fils, alors âgé de vingt-trois ans, pour lui tenir la bride haute. Lié avec le président de Parlement Cordier de Montreuil, il choisit pour son fils l'aînée des filles du président. Mais à la première visite de Sade chez les Montreuil, le hasard voulut que Renée qui lui était destinée, fut malade; Sade trouva fort désirable la précoce Louise, une adolescente de seize ans.
La Présidente déclara qu'elle tenait à ce que sa fille aînée se mariât la première, et mit ainsi fin aux prières du jeune homme. Quand il vit sa fiancée, elle ne lui inspira que de l'antipathie. Renée, on a de bonnes raisons de le croire, ne ressentit que de l'amour. Son tempérament religieux la disposait à la fidélité et au sacrifice. Louise était plus piquante, plus ardente et plus légère. Renée sera la touchante héroïne de la noire histoire du marquis de Sade.
Sans doute cette femme qui aimait sans être aimée éprouva-t-elle alors ses premiers tourments. Elle se considéra comme un obstacle et elle résolut de lutter pour son bonheur avec toutes les armes que l'intimité conjugale mettait à sa disposition; Dieu l'avait soumise à cette épreuve, et la voix de la féminité lui soufflait qu'il serait doux de triompher de sa sour. Quant au marquis, dont les deux soeurs s'étaient éprises, il ne devait point manquer de charme. Peut-être était-ce le charme du mal, que chacune des deux femmes éprouvait à sa manière.
En mai 1763 le maître des cérémonies de la maison de Sade déposait chez les amis des deux familles la carte suivante:

Monsieur le Comte et Madame la Comtesse de Sade sont venus pour avoir l'honneur de vous voir, et vous faire part du mariage de Monsieur le Marquis de Sade, leur fils, avec Mademoiselle de Montreuil.

Un mois après le mariage, Sade donnait déjà libre cours à son tempérament. On avait éloigné Louise, Sade chercha à découvrir où elle était cachée, mais en vain. Il partit alors à l'aventure dans ce monde libertin qu'était Paris. Il y possédait une petite maison où il célébrait des orgies avec des filles de la rue et des maisons closes. Les filles se plaignirent de traitements brutaux. Peut-être Sade se faisait-il aider par ses laquais. L'enquête fut accablante pour lui; en octobre, le lieutenant de Police le fit incarcérer au donjon de Vincennes après avoir reconnu en lui l'auteur d'un écrit pornographique.
La détention était supportable, la noblesse y gardait ses privilèges, et les gentilshommes avaient droit à la présence de leurs serviteurs.
Sade fit montre de remords, sans doute par calcul. La perte de liberté, l'état de continence n'étaient pas de son goût. Ce fut sa première incarcération; il devait passer la moitié de sa vie dans les prisons.
En novembre il adressa une supplique au gouverneur de la forteresse. Sade y demande qu'on avertisse sa femme de son triste sort, qu'il reconnaît lui-même avoir mérité et dont il veut tirer profit pour s'amender. Cependant, il supplie le gouverneur de taire la véritable cause de son arrestation et de ne point mentionner la petite maison: sans quoi il serait perdu. Il parle enfin du malheureux livre qu'il avait publié en juin, sans doute son premier ouvrage, et conçu selon sa manière habituelle.
Le jeune mari s'était mal conduit, mais n'avait encore rien commis d'irréparable. A la fin de l'année, il reçut l'ordre de rejoindre son régiment.
Dühren, qui écrivit la première biographie de Sade, prétend que le marquis aurait organisé pour Louis XV les orgies du Parc aux Cerfs; mais cette assertion est privée de tout fondement. Le roi eût difficilement toléré l'arrestation du compagnon de ses plaisirs. Il ne faut pas non plus se faire trop d'illusion sur ce fameux Parc aux Cerfs si mal fame. Dans une rue secrète de Versailles se trouvait un pavillon construit par la Pompadour; Lebel, chambellan et intendant des plaisirs du roi, tenait une douzaine de jeunes filles à la disposition de son maître, qui cherchait de l'inédit pour ses sens usés. Les orgies du Parc appartiennent à la légende. Sa Majesté très chrétienne se conduisait comme un sultan qui va dans son sérail, se fait composer quelques voluptueux tableaux vivants, et choisit une odalisque entre dix. Les filles étaient sous les ordres de la dame Bertrand et passaient pour ses nièces; on les instruisait dans l'art de la broderie. Quand le roi était las d'une favorite on donnait à celle-ci une dot de 100.000 francs et un mari. Le roi se faisait passer pour un gentilhomme polonais.

PREMIER SCANDALE

Sade ne demeura pas longtemps au régiment. Il prit un congé provisoire et passa quelques mois à Echauffour, terre des Montreuil, sans doute avec sa femme. Cela prouve-t-il de bonnes résolutions? Nous n'en savons rien, mais nous n'avons aucune raison de forcer la note dès le début de cette biographie.
L'aspect monstrueux sous lequel il apparaît dans ses romans ne correspond guère au personnage qu'il fut dans la réalité. Chez lui, l'élément intellectuel prédominait. Une grande énergie spirituelle correspondait à la violence du tempérament sexuel de cet homme fort doué.
La philosophie encyclopédiste livrait alors ses batailles. Le système mécaniste du monde, c'est-à-dire la revision des conceptions religieuses par la pensée critique, n'a pas seulement ses origines dans le protestantisme. La même évolution s'accomplissait dans les pays demeurés catholiques, sur un plan intellectuel, sans lutte pour la réforme des Eglises.
Les religions se trouvèrent vidées de leur contenu dogmatique, symbolique, historique, et le Dieu que les déistes laissèrent subsister, n'était qu'une pure abstraction. La philosophie aboutissait au matérialisme, l'Ethique au sensualisme. Si grossières que nous apparaissent aujourd'hui ces conceptions, elles n'étaient point le produit d'un esprit volontairement superficiel, mais le résultat d'un travail logique de l'esprit.
Le jeune Sade s'intéressa sans aucun doute à toutes ces questions. L'élément platonique ne manque guère à ses écrits, si l'on entend par là, sans en considérer l'interprétation et les conséquences, la pensée postulatrice, utopique : comment le monde devrait-il être organisé pour correspondre à l'idée fondamentale? Cette idée fondamentale est-elle, comme dans le sensualisme, le bonheur de l'individu, le suprême degré de jouissances avec le moins possible de scrupules, alors des théorèmes s'élaboreront qui ne connaîtront qu'un seul but la souveraineté de l'individu.
La personnalité de Sade serait insupportable et n'intéresserait que le criminaliste si l'élément intellectuel lui faisait défaut. Mais tout individu pensant cherche an rapport avec le monde. Ce qu'il y a de plus intéressant chez Sade, c'est l'acuité dédaigneuse avec laquelle il sait se débarrasser des contraintes sentimentales qui risqueraient de lui masquer l'aspect profond des choses. Il les écarte impatiemment comme d'inutiles entraves bonnes pour la foule et les femmes. Il semble être si radicalement mâle, qu'il ne puisse trouver d'autre rapport avec Dieu, le monde, la morale, les femmes, avec toutes les valeurs qu'un rapport cynique.
Aucune valeur n'est stable, pour, qui ne peut s'incliner devant elle. Sade ne voit pas la raison pour laquelle il s'inclinerait, il a longtemps cherché cette raison et ne la trouve pas. Devant cette impasse, la pensée humaine a inventé l'idée de grâce : un tel a la grâce, et un tel ne l'a point. Par conséquent, l'homme sans grâce, qui pense rationnellement, sans jamais éprouver la foi, est irresponsable. Aussi ne saurait-il se plaindre de n'avoir point trouvé la grâce. Sade n'a d'autre Dieu que le démon de la conséquence qui le tourmentera jusqu'à sa mort.
Il est jeune encore, et une femme espère conquérir son âme ; il se persuade lui-même pour le moment, que famille, situation sociale, richesse, carrière, sont des biens qu'il a trop légèrement risqués au jeu. Mais une sensualité ardente et un esprit froid forment un dangereux mélange. L'une est le moteur de l'autre qui subit son impulsion. Un peu plus d'âme, et tout serait différent : car ce peu d'âme qui lui manque, engendrerait la tension créatrice du génie.
Dans la propriété de ses beaux-parents Sade retrouva sa jeune belle-sour Louise, qu'on lui avait cachée depuis leur première rencontre. Sade voulut persuader sa femme qu'une dénonciation calomniatrice avait été seule cause de son arrestation. Renée prit le parti de son mari. Cependant Sade s'entendit secrètement avec Louise et sans doute devint-elle dès ce moment sa maîtresse.
De retour à Paris, il entra en rapport avec Mlle Beauvoisin. Elle avait été la maîtresse de Dubarry, du prince Galitzin, de bien d'autres encore, puis le danseur Lany la forma et elle fut reçue comme danseuse surnuméraire â l'Opéra. Plus tard elle ouvrit une maison de jeu. Quand elle était à Sainte-Pélagie, la prison pour femmes, il se trouvait toujours un amant qui usât de son influence et ouvrît sa bourse pour l'en faire sortir.
Son dernier amant, trésorier des dépenses du département de la Marine, lui fit une pension de 20.000 écus et la pourvut de bijoux qui valaient près de deux millions de franca. Elle laissa à sa mort deux cents bagues et quatre-vingts robes fort précieuses. Un contemporain rapporte quelle était jolie de visage, mais qu'elle avait la taille courte et ramassée. Un écrivain méchant, qui présente ses rosseries sous forme de catalogue, fait cette description:

Modèle d'antique, d'après Mlle B..., cette figure représentait autrefois une assez jolie nymphe, mais les outrages du temps et les plâtres l'ont presque défigurée.

Sade, qui, dans l'attente d'un gros héritage, menait la vie d'un gentilhomme fortuné, tantôt à Paris, tantôt dans ses terres de Provence, emmena la Beauvoisin dans le midi : ils offrirent au château de La Coste toutes sortes de divertissements à la société provinciale qui accueillait les moindres distractions avec plaisir. Ginisty, qui a publié les lettres de la marquise de Sade, mentionne que Sade fut nommé gouverneur de Bresse en Bourgogne, et que cette circonstance lui fournit un nouveau prétexte pour la laisser souvent seule. En été 1767 elle devint mère. La princesse de Conti et le prince de Condé tinrent le fils sur les fonts baptismaux.
En 1764 le bruit court pour la première fois que des filles auraient subi des violences dans la petite maison de Sade à Arcueil. L'inspecteur de police Marais note dans son rapport:

J'ai très fort recommandé la Brissaut (patronne de bordel), sans m'expliquer davantage, de ne pas lui fournir de filles pour aller avec lui en petites maisons.

En 1767, le même:

On ne tardera pas à entendre encore parler des horreurs de M. le comte de Sade. Il fait l'impossible pour déterminer la demoiselle Rivière, de l'Opéra, à vivre avec lui et lui a offert vingt-cinq louis par mois, à condition que les jours où elle ne serait pas au spectacle, elle irait les passer avec lui à sa petite maison d'Arcueil. Cette demoiselle-là refuse.

Imbert raconte dans sa chronique scandaleuse comment le poète Le Mierre, de l'Académie française, se trouvant un jour en société avec le marquis de Sade, - l'un de ces «agréables», dit Imbert, dont le seul mérite est de leurrer les honnêtes gens et de lasser les femmes par le récit de leurs conquêtes réelles ou imaginaires, - le marquis lui demanda, apparemment pour le chicaner, quel était le plus bel homme de l'Académie. Le poète répondit astucieusement qu'il n'y avait jamais regardé de très près, estimant que l'on ne s'occupe guère de beauté masculine ailleurs que dans certains milieux que l'on a soin de taire en bonne compagnie. Cette réplique, ajoute Mes, est d'autant plus mordante que le marquis de Sade est réputé ne pas aimer exclusivement les femmes.
Dans son roman d'«Aline et Valcour», Sade parle de la corruption des moeurs de Lyon, et en particulier de celles du clergé. Sans doute fréquentat-il lui-même la société libertine de cette ville opulente. Après Paris et Lyon, ce fut le tour de Marseille.
Sade avait toujours besoin d'argent. On possède de lui deux lettres de l'année 1767 adressées à l'administrateur de ses biens, le notaire Sage, à Apte en Provence. La seconde est écrite sur un ton de plaisanterie macabre.
A partir de ce jour, écrit-il au notaire, celui-ci fera bien de ne pas prêter la moindre attention à ses lettres et de dire à tout le monde en Provence: prenez garde à ce propre à rien qui, en compagnie d'une fille de la rue (la Beauvoisin sans doute), n'a pas craint de jouer mille tours pendables à Paris. Il se peut qu'il vienne dans notre contrée et fasse mauvais usage du crédit qu'il a toujours eu chez nous, pour continuer son train de vie.
C'est surtout M. Lion qu'il l'engage à prévenir en ce sens. Cet homme le met dans le plus grand embarras par les quittances dont il ne cesse de l'accabler.
L'année 1768 amena le premier grand scandale, qui consacra la mauvaise réputation de Sade dans l'opinion publique. Il y a plusieurs versions de l'affaire Rosa Keller. Le 12 et le 13 avril 1768, la marquise du Deffand écrivit à Horace Walpole deux lettres qui relatent l'incident:

Sade, neveu de l'abbé, du savant qui fait des recherches sur Pétrarque, rencontra le mardi de Pâques une femme de trente ans, grande et bien faite, qui lui demanda l'aumône. Il la questionna longtemps, s'intéressa beaucoup à elle, lui proposa de la délivrer de sa misère, pour lui offrir la poste de surveillante de sa ‘petite maison’ près de Paris. La fenime accepta et devait s'y rendre le lendemain. Lorsqu'elle arriva, le Marquis lui montra toutes les chambres et tous les coins de la maison et la conduisit en dernier lieu dans une mansarde, où il s'enferma avec elle et lui commanda de se déshabiller complètement. Elle se jeta à ses pieds et le pria de la ménager, disant qu'elle était une hounnête femme. Il la menaça d'un pistolet, qu'il tira de sa poche, et lui commanda d'obéir, ce qu'elle fit immédiatement. Alors il lui attacha les deux mains et la fouetta cruellement. Lorsque tout son corps fut couvert de sang, il sortit de son habit un pot rempli d'onguent, en enduisit les plaies et la laissa couchée. Je ne sais pas s'il lui a donné à manger et à boire. En tous la cas il ne la revit que le lendemain matin, examina ses plaies et vit que l'onguent avait fait son effet. Alors il prit un couteau et lui fit des incisions partout, enduisit de nouveau de l'onguent les endroits saignants et s'en alla. La malheureuse réussit à rompre ses liens et à se sauver par la fenêtre dans la rue. On ne sait pas si elle s'est blessée en se jetant par la fenêtre. Il y eut une grande émeute. On en avertit le lieutenant de police. M. Sade fut arrêté. Comme on dit, il a été conduit au château de Saumur. On ne sait pas ce que deviendra cette affaire et si on se contentera de cette punition, ce qui serait probable, comme il appartient à la baute société. On dit que le motif de cette abominable action était le désir de constater l'utilité de l'onguent.

Dans la seconde lettre, elle écrit:

Il fouetta et fit ces incisions à la malheureuse le même jour et enduisit de baume ses plaies et ses meurtrissures. Alors il lui délia les mains, l'enveloppa et la mit dans un bon lit. A peine seule, elle se servit de ses draps et de couvertures pour se sauver par la fenêtre. Le juge d'Arcueil lui conseilla de se plaindre auprès du procureur général et auprès du lieutenant de police. Ce dernier fit arrêter le marquis de Sade qui, avec une impertinence moule, se vanta de son crime comme étant une action très noble, puisqu'il avait fait connaître au public l'effet miraculeux d'un onguent qui puisse immédiatement guérir toutes les plaies. Il est vrai que c'était le cas chez cette femme. Elle a renoncé à poursuivre plus loin l'auteur de l'attentat, probablement après avoir reçu une somme d'argent. Ainsi il ne sera probablement pas mis en prison.

D'autres témoignages de ce siècle, si fécond en mémoires, accentuent le côté noir de l'événement; Sade aurait baillonnée puis fouettée cette malheureuse pour la forcer à lui faire sa dernière confession, etc. Rétif de la Bretonne, le curieux adversaire de Sade, témoin assez douteux, à cause de sa grande imagination et de sa jalousie du marquis, raconte dans la 194e de ses Nuits de Paris, que Sade aurait transporté cette femme dans une salle d'anatomie située dans la cave de la maison, et aurait proposé à des amis réunis de la disséquer vive. Elle n'est bonne, aurait-il dit, qu'à nous permettre d'étudier les secrets du corps humain. Après l'avoir attachée à la table, il aurait expliqué quelles étaient les entailles nécessaires. Elle se serait mise à crier, il serait sorti pour éloigner les domestiques et pendant ce temps elle se serait échappée. Elle aurait assisté à la dissection de trois cadavres humains.
Selon une version plus simple, la Keller aurait été une prostituée qui, effrayée par les sinistres discours du marquis dans cette maison désolée, se serait sauvée par la fenêtre et aurait ensuite raconté une histoire de croquemitaine; Sade l'aurait fait taire avec de l'argent.
Toujours est-il que Rosa Keller, veuve d'un Allemand, se maria un mois plus tard avec une dot de 2.400 francs. Sade fut gardé prisonnier à Saumur, puis à Lyon, et finalement relâché au bout de six semaines sur les instances de sa femme. Le Châtelet le condamna à une peine de 200 francs d'amende «pour le pain des pauvres prisonniers».
Cette fois encore Renée avait triomphé des soupçons de sa mère qui, dans la suite, devint l'ennemie la plus inconciliable de Sade.
Du point de vue psychologique, l'affaire Rosa Keller est remarquable parce qu'elle nous fournit pour la première fois des données précises sur la perversion à laquelle le nom de Sade restera toujours attaché. Dans la relation de Mme du Deffand, le point capital manque: la satisfaction de la volupté par la douleur. D'autres témoignages, selon lesquels Sade aurait en outre amené deux filles, semblent combler cette lacune.
Les choses peuvent fort bien s'être passées comme le raconte la spirituelle marquise. Il rencontre une femme dans des circonstances favorables, l'attire chez lui, et quelque peu timide encore, se contente d'une expérience qui, malgré la séquestration et les voies de fait qui l'accompagnent, ne fait que frôler le crime. L'exécution complète de l'acte s'achevait peutêtre dans son imagination.
On ne se doute pas, dit l'un des personnages des ‘120 Journées de Sodome’, à quel point la volupté et tout ce que l'on entreprend gagnent en intensité par le fait qu'on puisse se dire: ici je suis seul, ici je suis au bout du monde, dérobé à tous les regards - nulle créature humaine ne peut m'atteindre. Dans ces moments, tous les obstacles, toutes les entraves s'évanouissent, les désirs se déchaînent avec une violence qui ne connaît plus de borne, et l'impunité si favorable à toutes les passions en augmente le délire. Il n'y a plus alors ni de Dieu ni de conscience.
Ce passage ne semble-t-il pas inspiré par le souvenir de l'instant où il s'est trouvé isolé dans son pied-à-terre avec cette Rosa Keller, abandonnée et cueillie par lui dans les rues de Paris? Du moins nous permet-il de voir la marque d'une excitation assez commune chez les enfants sensibles; le sentiment d'être laissé seul à la maison, éveille chez eux un état de jouissance qui les amène à forcer des armoires et à s'emparer des objets.
Dans quel but Sade se servit-il de son onguent? On songe à des pratiques sataniques; mais on peut supposer que Sade, préoccupé à cette époque de mettre en pratique ses théories de libertinage, en soit venu à l'idée qu'on pouvait jouir davantage des victimes en cicatrisant la nuit des blessures qu'on leur avait faites le jour. Nous verrons plus tard que l'exécution graduelle de tortures et de violences dont la cruauté s'accentue systématiquement, est un des traits caractéristiques de ses romans.
Tous les dons de son esprit sont dès cette époque marqués d'érotomanie. Sade aspirait à un état de différenciation, de plénitude, d'universalité; il n'a fait que tomber dans une série de déviations et d'associations stériles. On pourrait dire qu'il était hanté par un mauvais génie de l'expression, qui tendait à la maîtrise de l'élucidation et de la perception consciente. L'excès de concentration de toute méditation, de toute aspiration, dirigée vers un point unique engendre l'idée fixe.
Les éléments panthéistes de son être auraient pu lui permettre d'atteindre aux sommets de la
pensée, mais il ne fut qu'une comète glissant le long du monde des ténèbres sans s'élever jamais.

LE HORS-LA-LOI

A part sa belle-soeur, aucune femme de son milieu ne figurera plus dans sa vie. Les dames de la société l'ennuient. C'est un hors-la-loi: non point parce qu'il a dès lors une réputation de libertin cruel; les honmes de son rang n'en sont point choqués outre mesure, ils pratiquent une tolérance dont ils ont eux-mêmes besoin. Hors-la-loi, il l'est désormais de plein gré.
Sa liaison avec sa belle-sour l'excitait par ce qu'elle avait d'illicite et par la douleur qu'elle causait à son épouse, pour laquelle il éprouvait peut-être une sorte de haine amoureuse. C'était enfin un moyen fort piquant de se venger de la présidente, sa belle-mère qui demeura toute sa vie son ennemie la plus acharnée.
Pour être plus près de lui pendant sa détention, Renée était venue habiter Lyon. Elle y demeura encore lorsqu'il s'en retourna à La Coste pour retrouver Louise qui s'était enfuie du couvent. Il existe une lettre de Sade adressée à Madame la marquise de Sade, à la poste restante de Lyon. La lettre [Le texte original des trois lettres suivantes est encore, à l'heure actuelle, inédit] arrivée le 21 mai 1768, porte la mention: « N'est point venue la retirer.» Il y demande à Renée de venir habiter avec lui et sa sour à La Coste, pour mettre fin aux racontars. La voici:
Son absence, lui assure-t-il, fait une très mauvaise impression. Qu'elle rentre donc immédiatement, non sans avoir d'abord averti ,M. de Cauvi et M. de Rochebaron, que Louise ne regagnera son couvent sous aucun prétexte avant le 1er novembre. Louise n'est que trop certaine qu'un prompt retour ne l'exposerait qu'à des désagréments et qu'il est préférable pour elle de laisser d'abord s'apaiser les esprits. On ne demande du reste rien d'autre à cette «chienne» d'abbesse que de livrer la corde consacrée, que l'on retournera au bout de trois mois, avec l'annonce d'un mariage, et l'offre de payer une somme de 24.000 francs, ou même de 36.000 francs si on l'exige. N'est-ce point là une indemnité suffisante? La famille serait d'accord, dit-il, avec le montant de l'indemnisation de l'abbesse, qui de son côté ne sera que trop contente d'être débarrassée de quelqu'un dont elle ne s'est jamais souciée. Il termine en disant qu'il n'a point changé ses plans depuis sa dernière lettre; Renée fera donc bien de rentrer, après ‘s'être bien mis tout cela dans la tête et l'avoir fait comprendre aux autres’, immédiatement après réception de ce mot.
Les salutations et la signature manquent. Ce n'est point encore une preuve de brutalité, bien que le contenu de la lettre n'en soit pas éloigné. Probablement que Sade cherchait à donner la vérité une apparence plus bénigne. Il pouvait dire que Louise, lasse du couvent, avait cherché un refuge auprès de sa sour et de son beau-frère, et qu'il voulait tout entreprendre pour qu'elle n'y retournât point. Pourtant il est bien invraisemblable qu'il ait pu croire Renée susceptible de venir sauver la réputation de sa mattresse, d'autant plus que Renée se trouvait enceinte pour la seconde fois.
Il avait bien plus à craindre l'intervention de la Présidente et des tribunaux. Aussi résolut-il d'emmener sa belle-scour en Italie; c'était là un enlèvement à peine déguisé, mais ce geste assez brutal était plus excusable que l'étrange proposition contenue dans la lettre citée plus haut.
Probablement que la teneur d'une lettre à Louise concerne-t-elle ce voyage.
Leur séjour en Italie semble avoir duré quelques années. Ils en profitèrent pour étudier non point les oeuvres d'art et fa société, mais tous les vices dont l'Italie était alors le pays classique. Nulle part la pédérastie n'était plus florissante. Sade déprava Louise, moralement ou physiquement, peu importe, et en fit une prostituée. N'a-t-il pas dit dans un de ses aphorismes qu'une femme adopte rapidement les principes de l'honme qui l'a possédée.
Plus tard il devait peindre Louise sous les traits de Juliette, prodigieux personnage et digne partenaire de Sardanapale. Mais ni Louise ni Sade ne pratiquèrent les excès décrits dans ce roman; chez lui tout s'accomplissait dans l'imagination. La véritable Louise disparut dans un cloître.
Renée pardonna cette fois encore. Elle fit mine d'ignorer ce que tout le monde savait. L'amour est servitude, il est aussi défi: est-ce que cela te regarde, si je t'aime? La situation matérielle de Sade se compliqua, Renée lui vint en aide malgré sa mère. C'est une pure figure catholique; le sacrifice lui avait été imposé, elle l'accepta. Sade consentit à la réconciliation et en 1771 naquit un troisième enfant, une fille, qui devint un être plein de conflits intérieurs. Avec elle s'éteignit la descendance directe de Sade.
En 1772 éclate le scandale de Marseille, suscité bien plus par un mauvais tour que par un crime, et qui valut à Sade d'être condamné à mort.
Après l'affaire Rosa Keller, les Montreuil avaient réussi à obtenir une ordonnance qui interdisait à Sade le séjour à Paris et lui assignait son château de La Coste comme lieu de résidence. Il y mena une vie à son goût, présentant même, dit-on, la Beauvoisin comme son épouse. Pour les filles de ferme, il suivait l'exemple de ses ancêtres.
Marseille et ses possibilités de libertinage n'était pas loin. Il s'y rendit vers la fin de juin époque à laquelle sa femme habitait avec lui et visita en compagnie d'un valet, que l'on est tenté de -prendre pour son mauvais génie, une maison close où il offrit à souper aux filles et distribua du chocolat contenant des bonbons cantharidés.
La cantharidine est une substance organique que l'on extrait par un épuisement au chloroforme de la cantharide, insecte coléoptères. L'usage interne de ce produit officinal peut provoquer des hématuries et des inflammations des reins ; son usage externe sert à la fabrication des vésicatoires. De longue date la cantharidine a servi à préparer des aphrodisiaques, les Diavolini des Italiens, les pilules galantes des Français.
Après l'essai de son onguent sur la Keller, Sade expérimentait maintenant la cantharidine sur les filles de Marseille. Ici encore, les témoignages ne font qu'exagérer les faits. Les filles, excitées jusqu'au délire, auraient arraché leurs vêtements, l'une d'entre elles se serait précipitée toute nue par la fenêtre. Rétif de la Bretonne transpose la scène à Paris; on y voit des paysans et des paysannes qui, après avoir absorbé des pilules cantharidées, sont conduits dans un logis obscur, où ils s'accouplent bestialement, mais sans que personne ne meurt dans cette orgie.
Il est bien certain que ces excès de Marseille, espiègleries dans le goût satanique, ne mirent personne sérieusement en danger; mais les filles se crurent empoisonnées et firent du tapage. Le juillet, un ordre d'arrêt fut lancé contre Sade, qui était rentré à La Coste. Il était accusé de sodomie et d'empoisonnement.
La rapidité sans exemple avec laquelle le Parlement d'Aix mena l'instruction qui se termina par une condamnation à mort le 3 septembre, prouve que des ennemis influents agissaient. On avait retrouvé deux bonbons, ils ne contenaient aucune substance suspecte, et dès le mois d'août les filles avaient retiré leur plainte. C'est donc en plus haut lieu que l'on décida de mettre fin aux agissements du marquis.
Son serviteur avait été également condamné à mort. Depuis le Moyen-Age, la sodomie, c'est-à-dire les actes contre nature entre individus du même sexe, était punie de mort; le délinquant subissait soit la pendaison, soit le supplice du feu, soit les deux à la fois, comme Gilles de Rays, le légendaire meurtrier d'enfants.
La condamnation fut prononcée par contumace, Sade et son co-accusé avaient passé la frontière et s'étaient réfugiés dans le Piémont.
La belle-mère de Sade obtint des autorités sardes qu'il fût arrêté et conduit au fort de Miolans. Les familles Montreuil et Sade ne pouvaient accepter la sentence de mort; elles cherchèrent un compromis.
L'effervescence soulevée par le scandale de Marseille, la fuite de Sade et la condamnation à mort, fut naturellement considérable. Sa femme se retira d'abord dans un cloître à Paris. De là elle défendit l'innocence de son mari, assurant qu'il avait toujours rempli ses devoirs religieux et sociaux, et mit tout en branle en France et en Sardaigne.
Entre temps Sade menait une vie agréable, payait lui-même sa pension, habitait deux chambres avec son domestique, et passait son temps à jouer avec des officiers que la passion du jeu avait menés en prison. Deux années et demie s'écoulèrent; la marquise désespérée résolut de libérer son époux par ses propres moyens. Elle exécuta silencieusement son projet avec toute l'énergie possible.
Feignant un voyage dans les terres de son mari, elle s'arrêta Grenoble, prit quinze hommes à sa solde, les équipa, les arma, et à la tête de cette troupe, se mit en route avec mille précautions. A Miolans on avait soudoyé quelques invalides dans la garnison, Sade se tenait prêt; il s'échappa en mai 1775 avec un de ses camarades de prison; sur sa table il avait laissé une lettre ironique à l'adresse de «Monsieur le Gouverneur».
Il s'enfuit à Genève et gagna l'Italie où, cette fois, ce fut le tour de Renée d'accompagner Sade. Ses sentiments de reconnaissance n'empêchèrent pas celui-ci de correspondre assidûment avec une maîtresse, qu'il semble avoir rencontrée dans la suite, sans doute après le départ de Renée.
Selon les uns, il serait rentré en France l'année même de ce second séjour en Italie, selon d'autres il n'y serait revenu qu'en 1777. II se tint caché en Provence, et finalement se risqua jusqu'à Paris, fut arrêté et ramené au donjon de Vincennes. Sa femme eut une fois de plus l'occasion de prouver sa fidélité. Elle remua ciel et terre pour obtenir la révision du procès et y réussit cette fois sa mère lui prêtait son appui, en ayant soin toutefois de lui cacher ce qu'elle préméditait.
En juin 1778, le roi accorda au marquis le droit de comparaître devant les juges; le 14 du même-mois le prisonnier était conduit à Aix. La marquise l'y suivit et travailla le défenseur avec autant d'ardeur qu'auparavant les ministres.
L'avocat prouva l'innocence de Sade, le tribunal cassa le 30 juin le jugement de 1772. Il fut condamné à être admonesté par le premier Président, à payer une amende de 50 francs au profit de l'oeuvre des prisons, et à éviter Marseille pendant trois ans.
Tout était donc pour le mieux. Singulière justice! Sade acquitté, ne fut pas remis en liberté. On ne lui ouvrit le cachot que treize ans plus tard, en 1790. Nous sommes encore à l'époque de l'arbitraire, des punitions par lettres de cachet, des blanc-seings.
Que s'était-il passé? On a toute raison de croire que sa belle-mère intervint et que ses relations lui permirent d'influencer les autorités. Après avoir écarté de Sade la peine de mort qui le menaçait, elle voulut le rendre inoffensif. Son intention était de préserver la fortune de la famille et d'assurer la sécurité de sa fille et de ses petits-enfants. Se rendait-elle compte qu'elle condamnait son gendre à un châtiment pire que l'échafaud? Sans doute, mais elle poursuivait le séducteur de sa fille cadette d'une haine assez compréhensible.
Lorsqu'il fut certain que Sade allait être à nouveau incarcéré à Vincennes, Renée se souvint de l'évasion de Miolans, et n'hésita pas à recourir une seconde fois aux mêmes moyens. Le transfert du prisonnier, accompagné de quatre hommes et de l'inspecteur de police Marais, dont nous connaissons le rapport cité plus haut, s'effectuait aux frais de la famille. On voyageait en carrosse, on passait la nuit dans les auberges, une occasion ne pouvait manquer de se présenter.
Un plan fut concerté. Dès la première station, il prétexta de son manque d'appétit pour ne pas descendre dîner. Demeuré sous la garde de deux hommes seulement, il parvint à sortir et à s'échapper dans la nuit. Mais l'inspecteur Marais ainsi joué, mit un point d'honneur à le retrouver. Sade eut l'imprudence de rester en France et on ne tarda pas à s'emparer de lui à la Coste. Ramené à Vincennes, il fut, à l'insu de la marquise, transféré en 1784 à la Bastille, puis à Charenton à la veille de la prise de la forteresse. Seule la Révolution victorieuse devait lui rendre la liberté.
Il passa ainsi les meilleures années de sa vie en prison. On ne voit pas comment il mérita pareil sort. Le Parlement d'Aix l'avait acquitté. Ses romans ne parurent qu'après sa libération, et demeurèrent en partie manuscrits. Ils ne constituaient donc point un motif plausible pour priver Sade de sa liberté, même à supposer qu'on les considérât comme un danger public. Il fut victime d'une politique de famille. N'oublions pas que le président de Montreuil était l'un des premiers juges du royaume.
On ne saurait donc s'étonner de l'influence des années de prison sur le caractère de Sade. Elle achèvent la tragédie. Les préjugés sont à ce point aveuglants qu'aucun de ses biographes n'a compris que cet homme qui égorgeait des victimes dans son imagination, était lui-même une victime.
Les romans qui couvrirent son nom de honte furent écrits en prison. Ils sont l'expression de la haine et de la rage qui s'accumulèrent en lui. Sa fantaisie subissait un refoulement qui devait aboutir à la folie, si elle ne trouvait une issue. Il n'est point étonnant qu'il apprit ainsi à haïr la société en général, sa famille en particulier. Peu à peu cette haine se concentra sur sa malheureuse épouse.
Au début il se méfie un peu d'elle: Renée se trouve sous l'influence de sa mère, peut-être ne se donne-t-elle pas assez de mal pour lui. Et pourtant elle obtient la cassation. Plus tard, quand il fut à la Bastille, le fait qu'elle l'attendit lui devint chaque année de plus en plus indifférent. Et cette fois les efforts de Renée qui durèrent plus de dix ans, restèrent vains.
L'écrivain qui a publié la correspondance échangée entre les deux époux a nommé la marquise une sainte de l'amour conjugal. Sans doute, mais rendons aussi justice à Sade celui-ci ne demeura-t-il pas incarcéré, sans motif, de sa trente-huitième année à sa cinquante et unième année?
Que voulait-on de lui? Qu'il baisât, brisé et repentant, la dure main de Dieu? Il répondit par un geste cynique.

V. LA MARQUISE DE SADE

Les premières lettres datent de l'époque qui précède le transfert à Aix, en 1777. Renée envoie au prisonnier ce dont il a besoin:

[...] Voilà, mon bon ami, le reste de tout ce que tu m'as demandé, douze livres de bougie; un gilet de filoselle; un gilet de peluche de soie; neuf paires de chaussons qui complètent la douzaine en couleur; trois autres paires que tu as dû recevoir avec l'eau de Cologne [...]

Puis elle donne des nouvelles des enfants. La petite est violente dans ses désirs, pleine d'exigences, l'aîné des garçons d'une turbulence que l'on ne peut calmer que par une attention constante. Le cadet, le chevalier, est tendre et aimable.

Je l'embrasse doublement à cause de la ressemblance qu'il a avec toi. Ma tendresse pour eux me ramène naturellement à toi, que j'aime de toute mon aine...
Mon Dieu! remonte-toi bien; tache de dissiper tes chagrins et tes ennuis le plus qu'il est possible. Je les sens comme toi [...]


A la même époque:

Tu dois avoir reçu, mon tendre ami, toutes les commissions. Si les cartons ne te conviennent pas, renvoieles-moi, de même généralement que ce que tu ne trouves pas bien. Sois bien convaincu que je ne tarderai pas pour t'instruire de ce qu'il y a de nouveau sur la situation, dès que je pourrai. J'ai trop à cour de te prouver mon attachement et toute ma tendresse pour rien négliger d'aucune manière ce qui te regarde. La longueur du temps déjà écoulé me tue et me désespère autant que toi.

Mais le marquis est impatient; il lui reproche d'être négligente. Il est même jaloux. Et cependant, elle habite avec deux servantes chez les soeurs carmélites. Une autre fois il refuse simplement de la voir. Elle le supplie de ne pas la repousser à sa prochaine visite. Et elle proteste de son zèle. Mais ne sait-il pas qu'il lui est insupportable de demeurer sans nouvelles de lui?

Tu ne m'as point accusé réception de la caisse où était une partie de ce que tu m'as demandé. Si ces conunissions n'ont pas été bien, remplies, la faute en est au billet qui ne sera pas parvenu à temps. Je réponds à ce ce qui cet possible par exemple, dans l'envoi ci-joint, je mets un bonnet de velours noir plus propre et non moins chaud que l'autre. Pour les bas, il y a une paire de vigogne qui est beaucoup plus chaude que la soie. Ii y a six serviettes, une culotte et une paire de gants de vigogne, au cas qu'il vienne de grands froids: conserve-toi bien, je ne cesse de te le répéter, parce que tu m'es plus cher, sans contredit, que ma propre vie.

Les lettres suivantes datent de l'année de la seconde incarcération. Qu'il me soit permis de faire remarquer ici que les éditeurs de lettres de la marquise jonglent inconsidérément avec les dates. Ils se copient l'un l'autre et de grossières contradictions leur échappent. Sur une page de leur recueil, on peut lire que le transfert du prisonnier d'Aix à Vincennes fut ordonné en 1778, et que la fuite eut lieu au mois de juin de cette année ; le transfert à Vincennes se serait effectué sitôt après ; mais à la page suivante nous apprenons qu'il n'aurait été effectué qu'en 1784. D'autre part, si la cause a été jugée à Aix en été 1778, la marquise n'a pu apprendre dès le mois de février de la même année que Sade avait été transféré à la Bastille. Admettons qu'au lieu de 1778, il faille lire 1779.
A cette époque, le premier souci de la marquise est de réconcilier sa mère et son mari. Elle apprend triomphalement à Sade que la Présidente est intervenue auprès d'un homme tout puissant. Mais Mme de Montreuil change d'avis et reprend son attitude hostile. Renée s'en aperçoit; il lui devient plus difficile de communiquer avec le prisonnier. Elle écrit alors

Je témoigne mon inquiétude bien réelle de ne point recevoir de tes nouvelles. À cela on répond que je ne dois pas en avoir, que tu te portes bien. Mais tu me connais assez pour savoir que cela ne me tente pas et, quelque chose qu'on me dise, je suis sûre que tu m'écris, et que tes lettres sont interceptées... Mon tendre ami, je te demande en grâce de ne point te chagriner, de ne point te livrer à des idées noires, de te bien soigner, de croire que je ne te cache rien, que je t'aime par-dessus tout, que je fais tout au monde pour ta liberté. Adieu donc, mon bon petit, je t'embrasse passionnément.

Dès les premières lettres, Sade avait enjoint à la marquise de ne pas parler d'elle mais uniquement du progrès de ses démarches. Cela seul l'intéresse. Ses réponses sont laconiques, irritées, objectives, sèches, dépouillées de tout sentiment et n'ont trait qu'à sa propre situation. S'il lui arrive par hasard de la remercier sur un ton un peu plus chaleureux pour quelque service rendu, ce minime témoignage la transporte et elle y répond ainsi

Je me porte bien. Ton chagrin à mon sujet m'a terriblement touché, parce que la plus petite marque de ton amitié est d'un prix, pour moi, au delà de tout. Cela est, et sera toujours tant que je vivrai: cela sera toujours le but de toutes les facultés de mon âme. Mon bonheur ne peut exister sans toi, ni sans le tien, et, le jour où l'on nous rendra l'un à l'autre, je crois que je mourrai de joie. Puisse-t-il arriver bientôt
Tous les voeux d'un cour tout à toi.

Peut-être cette union, dans laquelle l'un donne tout, l'autre rien, fut-elle moins inégale au début. Chez cet homme emprisonné, le peu d'affection dont son coeur était capable achève de se tarir. L'envoi d'une eau de Cologne, plus mauvaise que la précédente, suscite cette remarque ironique:

Tu as raison d'agir comme tu le fais. Après tout, je ne vaux pas la peine que tu prennes tant de précautions.

Voici l'humble réponse de Renée:

Je suis sensible, mon ami, à ce reproche. Il m'affecte terriblement. Comment une pareille idée te peut-elle venir? Si tu penses ainsi sérieusement, mon coeur ne t'est pas connu. Si tes commissions sont mal faites, il faut me les faire refaire. Mais je t'en prie en grâce n'aie plus de pareille idée sur mon compte: elles me mettent au désespoir.

En marge de cette lettre Sade nota: «Toujours la même chose, trois fois l'heure!»
La marquise avait une amie. Il ne nous sera pas indifférent d'apprendre que cette demoiselle de Rousset renforça Renée dans sa fidélité pour Sade. Mais Mlle de Rousset commencé aussi à trouver l'ingratitude du prisonnier excessive. Elle lui écrit des lettres énergiques et sincères, comme celle-ci:

Vous impatienteriez, Monsieur, un capucin de bois par vos boutades et votre mauvaise humeur. Que les femmes sont folles de s'attacher à un bouvier tel que vous! Nous volons au premier signal de tout ce qui peut vous satisfaire, nous faisons tout pour vous plaire Monsieur n'est jamais content!... Vraiment c'est grand dommage. Madame me dit ne le grondez pas, il est malheureux, dites-lui quelque chose pour le faire rire, des gaudrioles, des favelottes, ce que vous voudrez... Je n'ai point l'âme assez gaie pour prendre ce ton-là aujourd'hui. Votre fichue lettre m'a communiqué trop de tristesse. Si je voulais broyer du noir, je vous surpasserais peut-être. Ma sensibilité et mon cour sont mis à des épreuves trop fortes. Adieu: je vous laisse pour vous reprendre dans un autre moment.

Elle écrit aussi, plus gravement, de manière plus féminime:

Il y aurait de la cruauté à vous faire partager ma mauvaise humeur, quoique vous nous abreuviez à longs traits de la vôtre. Mais notre sexe est plus humain et plus généreux: il faut vous aimer et vous plaindre quoi qu'on en ait. Mais, si je vous aime, je ne puis vous dispenser de me dire les petites vérités que d'autres vous cacheraient: vous savez que je ne suis pas franche à demie, je ne cherche pas des tournures de politesse pour dire à ceux que j'aime :vous avez tort!

Comment Sade reçoit-il ces exhortations à prendre plus humainement sa situation? Il remercie Mlle de Rousset, l'assure de son obéissance, et en paroles véhémentes interdit à la marquise toute fréquentation avec elle. Hypocrisie? Non, simple changement d'humeur. Son état normal est la haine; elle déborde à la moindre occasion :il souligne les fautes d'orthographe qui apparaissent fréquemment dans les lettres de sa femme, comme dans toutes les lettres de ce siècle.
Il est violent, malicieux, sans mesure; à tout instant il se demande ironiquement: pour quelle raison être bon et souffrir patiemment? Seul un individu religieux peut supporter ces tortures de la solitude, un individu sexuellement aussi puissant que Sade doit forcément friser la folie de la persécution. Sans doute, s'il eût été aussi faible que malheureux, eût-il fait la paix avec Dieu et les hommes.
La correspondance de Sade avec Mile de Rousset, conservée aux Archives, ne se borne pas aux quelques lettres que nous venons de citer. Mlle de Rousset était la bonne amie née. Provençale, indépendante d'esprit, elle avait fait la connaissance de Sade à La Coste. Un flirt s'était ébauché entre eux à cette époque.
Le fait qu'elle ne dissuada pas Renée, à la manière du siècle galant, de persévérer dans son amour aveugle, prouve qu'elle avait un bon caractère mais témoigne aussi en faveur de Sade. Certainement qu'elle était trop simple pour sentir ce qu'il avait de satanique, mais cela confirme notre supposition que Sade ne prit que lentement sa personnalité définitive.
Elle aidait la marquise à garnir les paniers que l'on envoyait au prisonnier et y ajoutait des friandises. Elle se chargea également de remplacer Renée en Provence auprès de l'intendant des terres, dont Sade était mécontent.
Sade avait tort, selon elle, de froisser ceux dont il dépendait. Un jour elle lui glisse dans un saucisson le projet d'une lettre édifiante dont il doit lui renvoyer la copie: elle la montrera à tout le monde. Mais la Présidente ne tomba pas dans le piège.
Lorsque Sade se dit jaloux d'un joueur de guitare, elle se moque de lui:

[...] Que le ciel vous préserve d'avoir jamais le plus petit caprice pour moi! Je vous ferais donner à tous les diables! Vous ne risquez rien, n'est-ce pas, et vous vous en applaudissez? Eh bien, je vous avertis de vous tenir sur la défensive ; les laides sont plus adroites que les jolies. Vous m'avez toujours vue grondeuse, moralisant sans fin, ne riant que loin de vous. En tournant le tableau vous y verrez une physionomie plus douce, qui n'est pas dépourvue de grâce, e un certain maintien coquin qui assassine les hommes sans qu'ils s'en doutent; vous tomberez dans mes filets!

Sade attrape la balle qui lui est lancée dans cette lettre. Il la renvoie. Une amourette platonique et cérébrale s'élabore. Le prisonnier meurt d'ennui; il saisit toutes les occasions d'écrire. Assez sensible pour savoir quel ton il peut se permettre, il envoie des rimes auxquelles Mlle de Rousset répond par d'autres rimes, mais déjà cela ne lui suffit plus.
Un prisonnier a trop de temps à lui, il est comme le rêveur aux yeux de qui tout sombre dans le dramatique. Il se plaint de ce qu'elle ne prenne la chose «au sérieux». Elle s'écarte habilement et conclut:

[...] Que ne le disiez vous plutôt, bien, bien gravement! J'ai l'honneur d'être, très gravement, votre humble servante.

La situation se précise ; il a le naturel de ceux qui, dans toute avance qu'on leur fait, voient des droits qu'ils aimeraient augmenter chaque jour. Un véritable roman épistolaire s'ébauche avec Sainte Rousset, comme elle se nomme ironiquement. A la fin, elle cesse de montrer les lettres de Sade à la marquise, ainsi qu'elle avait soin de le faire jusqu'à présent. On s'entretient d'amour, on fait de l'analyse et de la dialectique. Sade affirme que les femmes, pleines d'astuce et de fausseté, forcent les hommes à se servir à leur égard des mêmes armes.
Un jour, comme il ne dispose que de peu d'objets dans sa cellule, il lui envoie un cure-dents:

Ce cadeau, écrit-elle, m'est plus sensible qu'un cadeau de cinquante louis. Vous remuez mon âme d'une façon bien singulière. Qui m'eût dit que des cure-dents produiraient cet effet?

Chez cette femme bonne et inoffensive, sommeillent des éléments romantiques. Ils s'éveillent maintenant: cette demoiselle, qui n'est plus très jeune s'amourache de Sade, et cela n'est-il pas bien caractéristique - la voici tout à coup à son tour aveugle, prenant à mur, tout comme Renée, les plaintes du solitaire. Les sentiments sont quelquefois d'un comique irrésistible. Désormais elle lui écrit en provençal, ce qui est bien plus intime. Elle se défend :«Il est plus véritable que je sois une bête que d'être méchante et d'avoir le creux vicié.» Aussi pour calmer ses remords, redouble-t-elle de zèle pour Renée. Sade n'est plus que son cher petit saint». Elle vogue en pleine sentimentalité et bientôt trouve dans la pleine mer de Ja passion. En 1779 elle amène le pavillon:

Je n'ai pas osé mettre «Monsieur» su commencement de ma dernière lettre, puisque tu ne le veux pas. Mais écoute ma petite raison pour le mettre à l'avenir: ce ne sera pas pour nous que je le mettrai, ce sers pour les autres, et puis en patois, je vous dirai: «Mon cher Sade, délice de mon âme, je meurs de ne pas te voir. Quand pourrai-je m'asseoir sur tu genoux, te passer mon bras autour de ton cou, te couvrir de baisers à mon aise?»

Son coeur sensible n'avait pu résister à l'image de cet homme en prison privé de tout amour.
Une de ses lettres à Sade vient à tomber dans les mains de la marquise, peut-être d'abord dans celles de la Présidente, qui n'a d'autre désir que d'ouvrir les yeux à sa fille. Moment amer pour Renée, qui s'était fiée à son amie. Elle écrit à Sade:

Voilà bien des déclarations que la «Sainte» te compte: ce langage me fait damner, mais que penses-tu de sa sainteté? Elle s'évertue à te dire de jolies choses: ne voudrait-elle pas me couper l'herbe sous les pieds?... Tout doux mes petites bonnes gens, je m'oppose da toutes mes forces. Je vous mettrai des entraves pour n'aller ni plu loin, ni plus près que je ne veux... Amusez-vous tous deux de cette manière, mais pas plus.

Mlle de Rousset est trop sage pour ne pas battre en retraite. Dans les lettres suivantes, elle parle de questions purement pratiques. Elle lui donne des conseils utiles lorsqu'il risque, par de fausses instructions, de voir ses créanciers soumettre ses terres à un régime de contrôle.
Sade ne tient guère à ce genre de lettres.
Il enrage, ses soupçons s'étendent à Mlle Rousset.

Si je vous dis que vous vous trompez, lui écrit-elle, vous me répondez que vous avez la sainte infaillibilité du pape.

Les lettres de Sade deviennent brutales, il cherche des motifs secrets. Habile en cruautés, il taille de petites flèches pointues. Il n'est plus question du cher petit saint, et elle lui écrit

Homme calomniateur... Aujourd'hui vous m'envoyez deux mille baisers, demain deux mille sottises. Cette manière me déplaît souverainement et me dégoûte à un point que ma plume est prête à s'échapper pour ne jamais plus vous répondre.

En mai 1779:

Tenez, Monsieur, ne nous écrivons plus. Ce n'est pas la peine de nous dire des duretés. Cela aigrit trop le cour. Je ne veux hair personne. Vous oublierez aisément, n'est-ce pas, sans de grands efforts...

Suivent près de deux années de silence. En mars 1781 elle écrit:

Je vous suis reconnaissante, Monsieur, de l'attention que vous avez eue de vous informer au bout de quinze ou dix-huit mois si j'étais encore à Paris...

Elle lui donne indirectement une leçon de politesse. Tahiti, les mers du Sud, l'homme paradisiaque vivant dans l'innocence, étaient alors à la mode. Les Tahitiens, remarque-t-elle, sont tendres et fidèles.
La passion s'est éteinte, une certaine amitié demeure. En 1782 Mile de Rousset se rend en Provence, et l'informe sur l'état dans lequel se trouve le château de La Coste. «Les cuisines notamment sont d'une cochonnerie à faire vomir trente-six chats.» Elle indique les réparations nécessaires, et cherche elle-même à y mettre de l'ordre. L'intendant, dit-elle, ricane de la voir si empressée. Elle s'en moque.
Encore quelques lettres sur ce ton là, puis plus rien.

VI
LA FIN D'UN AMOUR

De sa prison, Sade donnait des instructions à sa femme pour la gérance de ses terres. Il ne se faisait pas une idée juste de la situation; la marquise se trouva bientôt aux prises avec des difficultés pécuniaires. Elle se vit obligée de renvoyer des domestiques et de restreindre son train de vie.
Le fait seul qu'elle eût confiance dans l'intendant du marquis, suffit à Sade pour le qualifier de fripon. Il suspectait tout le monde. La marquise, toujours soumise, lui écrivit

Tu dois connaître le monde bien mieux que moi. Décide ce que tu veux. Je ne veux être dans tout cela que la gaîne par laquelle passeront tes ordres. Tu sais que tu peux compter sur moi comme ta meilleure amie et la plus tendre de toutes.
Note marginale du marquis: «Peut-on mentir aussi impudemment?»


L'humble Griselidis au moins ne fut mise qu'à l'épreuve. Pour Renée de Sade il n'y a aucun espoir. Le papier sur lequel elle écrivait déplaisait au marquis: il lui renvoya la lettre.

Mon bon ami, répond-elle, je ne veux pas que tu me renvoies mes lettres. Je vais me servir d'autre papier, je n'avais pas remarqué ce timbre, et ne pouvais deviner que cela te déplût. S'il y a quelque chose dont tu sois choqué, je m'en corrigerai sur-le-champ: je veux te plaire absolument dans tous tes désirs, et dans la plus petite bagatelle, y manquer serait un crime pour moi.

N'est-il pas pour elle le malheureux auquel elle saura tout pardonner?

Par mes lettres, je voudrais te calmer, te consoler... Les phrases où tu parais douter de moi me sont autant de coups de poignard dans le coeur.

Il faut s'étonner que la gloire de cette femme ne rayonne pas d'un plus grand éclat. Entre les lignes de la lettre qui vient d'être citée, Sade inscrit: «Cette pitié ne me suffit pas.» Il réclamait des actes, qui contribuassent à sa libération. A nouveau il défend à Renée de voir sa mère. Elle lui répond que ce n'est que pour son bien qu'elle n'a pas entièrement rompu avec la Présidente. Elle s'entretient avec Le Noir, lieutenant de Police, obtient pour Sade quatre promenades par semaine, et lui fait espérer une meilleure cellule.
Pendant les premières années il occupait une chambre ne contenant pas d'autres meubles que le lit. On lui passait la nourriture à travers un vasistas, il lui était défendu de lire et d'écrire. Dans un petit billet adressé à des amis, il dit

«Ni air, ni lettre, ni encre, ni quoi que ce soit.» Dans une autre :«Une heure de promenade et de permission pour écrire, une fois par semaine.» Pourquoi tout cela? Il ne savait pas. Aucun juge ne l'y avait condamné.

Plus tard, sa femme fut autorisée à le visiter. Mais son irascibilité augmentait tous les mois, tous les jours. Ses invectives contre Renée se font plus mordantes. Il écrit à côté d'une phrase de Renée :« Il n'est sorte de choses que je me fourre dans la tête...» ce mot-ci :«Et moi dans le c... » Il annote ainsi une autre protestation de la marquise:

Voilà un fier mensonge. Il faut être un monstre avéré et une gueuse sans honneur et sans pudeur pour aller chercher des tournures de mensonges aussi noires et aussi impudentes que celles-là.

Une autre fois elle lui annonce plaisamment:

Je suis bien aise de t'apprendre que j'engraisse de façon à ce que je me meurs de peur de devenir une grosse coche. Quand tu me verras, tu en seras surpris.

Il saute à pieds joints sur le mot grosse et lui donne le sens de grossesse. Renée croit que le sol s'ouvre sous ses pieds. Mais elle pardonne aussi cette insulte. Elle élève les enfants dans l'amour du père. Pour les fêtes du nouvel an, l'aîné écrit au prisonnier, lui fait part de ses progrès à l'école et lui annonce que lui et sa mère sont invités dans une propriété chez une amie.

Sade ne veut pas que sa femme prenne quelque repos, ni qu'on lui vienne en aide; il lui défend cette nouvelle fréquentation. La marquise se soumet :«Je ne verrai plus qui te déplaît.»

Elle n'est point aveugle et ne voit en lui qu'un malade: pour lui enlever tout motif de soupçon, elle ira habiter un cloître de discipline sévère. Entre temps elle a reçu pire que des paroles injurieuses.

A ses visites elle trouvait un homme en fureur qui lui jetait d'infâmes calomnies en plein visage et qui finalement se mit à la menacer. Quand il l'eut ainsi maltraité différentes reprises, au point qu'on dût lui venir au secours, Le Noir interdit les visites en septembre 1782; Sade en était déjà à sa quatrième année de détention.
Le Noir fit part avec ménagement à la marquise de sa décision. Elle le supplia de faire grâce. Il promit d'en référer au ministre. Néanmoins les visites ne purent reprendre qu'en 1786; dès lors des témoins, pour protéger la marquise, assistaient aux conversations.
Pendant les quatre années suivantes, la correspondance se poursuit. Cette correspondance est indispensable à Sade; elle lui permet de torturer le seul être dont il est aimé. La premiêre résistance de la marquise apparaît lorsqu'elle répond aux questions que Sade lui a posées sur Louise:

[...] C'est pour la dernière fois que je te parle d'elle. Tu exiges que je réponde à tes questions, me jurant de ne plus m'en ouvrir la bouche et de te calmer. C'est donc pour te calmer que j'écris.
Quelle est la raison qui l'a fait sortir de chez sa mère? - Rien qui te regarde et qui la déshonore. Est-elle mon ennemie? - Non. Quel est le genre de son logement? - Je ne peux designer ni rue, ni quartier.

Le ton est redevenu fier. Elle ressent sa question comme déplacée; elle se refuse de discuter certains sujets sur lesquels son opinion est faite. Un point existerait donc en elle où sa puissance ne l'atteindrait pas? Nous redoublona d'attention, de curiosité, nous approchons de l'instant décisif.
Sade se doute de l'influence du couvent sur sa femme. Il s'aperçoit qu'il a dû partager avec des puissances plus fortes l'empire qu'il était seul à exercer sur elle. Peut-être Renée s'est-elle endurcie, peut-être est-elle devenue plus sûre d'elle-même.

Mes sentiments, - écrit-elle à ce moment, - seront toujours conformes aux tiens dans tout ce qui ne sera pas préjudiciable dans ce monde et dans l'autre. Tu voudras donc penser comme moi, mon tendre ami. Si tu es de bonne foi, Dieu ne te refusera pas la grâce. Demande-lui de croire en lui de tout ton coeur, et il te l'accordera.

Elle a entrevu la solution qui lui était destinée et où elle pouvait trouver un refuge. Elle parle comme les religieuses chez lesquelles elle a vécu, ou comme le père confesseur, qui sans le savoir disputait une âme à l'athée Sade.
Sade sent le danger. Il risque de voir échapper sa victime. Il modifie son langage, son attitude. La résistance suffit pour enflammer cet homme. Il lui rappelle les moments intimes, et sait comment s'y prendre pour réveiller en elle la sensualité. Il la traite maintenant, elle qui n'a été que sa servante, en camarade, lui envoie le manuscrit de son roman ‘Henriette et Saint-Clair’.
Sade n'a pas seulement écrit des romans érotiques. ‘Henriette et Saint-Clair’ appartient au contraire ainsi que quelques autres récits, tels que ‘Dorci ou les bizarreries du sort’, à la catégorie des romans moraux, genre emprunté à l'Angleterre, et qui convenait particulièrement à l'esprit français. Son idée principale, la vertu, est pour la sensibilité allemande, aussi plate que ses fleurs de rhétoriques, dignes d'un sermon de carême.
Dans ‘Dorci’, on lit:

De toutes les vertus que la nature nous a permis d'exercer sur la terre, la bienfaisance est incontestablement la plus douce. Est-il un plaisir plus touchant en effet, que celui de soulager ses semblables? Et n'est-ce pas à l'instant où notre âme s'y livre qu'elle approche le plus des qualités suprêmes de l'être qui nous a créés?

Sade écrivit aussi quelques volumes de contes qui n'ont rien de pornographique ni de cruel. Nous nous occuperons plus tard de cette face normale de son esprit. Bornons-nous à dire ici qu'avec le mauvais roman d'‘Henriette et Saint-Clair’, Sade parvint à ses fins. Émue par les nobles sentiments du livre, Renée se soumit à nouveau à la puissance de son mari. C'était en 1787.
À peine Sade se sent il rassuré, qu'il revient à l'ancienne méthode: suspicions, insultes, doutes quant à sa fidélité. Renée tombe des nues, elle ne sait que penser. Ne va-t-il pas jusqu'à prétendre qu'elle ne voudrait ni le voir ni l'écouter? Eile ne comprend pas. Quand il sera sorti de prison peut-être se montrera-t-il plus juste pour elle.
Combien elle se trompe et sur son compte et sur celui de Sade. Elle a laissé passer le seul instant où elle aurait trouvé la force nécessaire pour s'affranchir. Renée de Sade ne se libérera plus jamais de l'image de l'homme qui fut son destin. Lorsqu'il sort enfin de Charenton, dans sa cinquante-et-unième année, sa première idée est de se débarrasser de cette épouse vieillie.
La séparation de corps et d'habitation ne pouvait être obtenue que si Renée y consentait. Il l'égara dans le dédale d'un procès, et si grande était encore son influence sur elle, qu'il parvint à la persuader, sous prétexte que son intérêt à elle et celui des enfants l'exigeait, d'être elle-même l'instigatrice du divorce et de prendre ainsi la faute sur elle. La séparation fut prononcée en juin 1790. La maîtresse de Sade était alors la Présidente de Fleutieu.
La Marquise reprit son nom de jeune fille. Ses fils avaient émigré. Aucun document ne témoigne ce qu'elle a pu souffrir. Elle mourut le 7 juin 1810 dans sa propriété d'Echauffour. Sade devait savourer le plus cruel triomphe, quand il pensait comment en dérobant au ciel Renée, prête à lui échapper, il en avait fait à nouveau son esclave. Sans doute, de guerre lasse, a-t-elle finalement trouvé sa consolation dans la religion. Elle a, en tous les cas, véritablement payé son tribut à la misère humaine.
Et cependant, pour être impartial, il faut reconnaître qu'elle n'aurait pas dû se plier si complètement à l'autorité de sa mère, mais insister plus énergiquement pour qu'on rendît la liberté à son mari. Elle entreprit mille démarches auprès des autorités, mais aucune auprès de ses parents.

VII
VINCENNES ET BASTILLE

Au début, le détenu se voit enlever les privilèges de naissance qui auraient pu rendre son sort plus supportable. Son âme traversera un processus de maladie, de crise et de convalescence relative, le processus de l'adaptation.
Il en résulte un individu nouveau que l'on ne saurait assurément juger du point de vue de ceux qui vivent une existence normale et libre. La haine ou l'engourdissement, deviendront, selon le degré de tempérament et de culture de l'individu, des fonctions nécessaires possédant une signification hygiénique. Chez Sade ce sera la haine. S'il cédait, il s'effondrerait. La haine est son ressort.
Homme de culture, sa haine prendra des racines philosophiques. Le matérialisme, le sensualisme, l'athéisme de son époque constituent le sol intellectuel où plongent ses racines. La philosophie éclairée est en lutte avec une conception harmonieuse du monde; mais en fait, elle ne supprime guère que la religion.
Les philosophes éclairés sont nécessairement bourgeois. Ils protesteraient si on leur soutenait que leur pensée doit aboutir à la dissolution et l'anarchie. Sade, victime de la puissance bourgeoise, n'a rien à ménager: il pousse sa pensée jusqu'à ses dernières conséquences. Sa négation est radicale, et à la place de la société il ne reconnaît plus que l'individu s'agitant dans le chaos des anciennes valeurs bouleversées. Il est sorti de prison dans un état relativement sain et normal. Il ne peut absolument pas être question de le ranger parmi les aliénés. Ses accès de rage, son besoin chronique de vengeance, dont la victime immédiate fut sa femme, ne dégénérèrent jamais en fureur dangereuse, du moins autant que nous le sachions. Il détestait dans Renée et dans la femme en général, l'être soumis au sentiment, auquel la vérité, c'est-àdire le fait accompli, la réalité nue, cynique, n'àt pas accessible.
Avec le temps on relâche la discipline. Il est admis à jouir de certains privilèges. Bien qu'il ne puisse plus, comme au temps où il était soumis à un simple régime de surveillance, avoir son domestique auprès de lui, on ne l'empêche plus de l'adonner à des occupations intellectuelles. Il peut lire et écrire autant qu'il veut.
A la Bastille, où il fut incarcéré le 29 février 1784, on tenait un registre à son sujet. En voici quelques extraits:

Le 16 mars (1784). Madame la marquise de Sade est venue à quatre heures, est restée jusqu'à sept avec le sieur marquis son maris sur une permission de M. Lenoir, datée de ce jour, pour voir son mari deux fois par mois ; elle doit revenir le 27 ; elle lui a apporté six livres de bougies.
Le 24 septembre. Donné à M. le président de Montreuil un reçu (toujours motivé pour causes à lui connues et à M. Lenoir) de 350 livres pour 1 mois et 23 jours de la pension du sieur marquis de Sade, à imputer jusqu'au 1er octobre.
M. le Gouverneur a touché cet argent.
Le octobre 1786. Les sieurs Gibert l'aîné et Girard, notaires, sont venus pour faire signer une procuration au sieur de Sade, suivant le désir de sa famille, ce qu'il a refusé de faire.


On voit donc que la famille du Président de Montreuil payait l'entretien du prisonnier, et que c'était bien sur les instances de celle-ci qu'il avait été incarcéré. Peut-être aurait-il recouvré la liberté, s'il eût été prêt à souscrire aux pleins pouvoirs d'une tutelle qui le privât de ses droits personnels. On imagine à quel point il a pu haïr cette famille.
Sade a rédigé son journal intime dans seize cahiers annuels. Nous en saurions beaucoup plus sur son compte, si ces manuscrits n'avaient été jetés au feu, ou, si, selon une autre source, la famille ne persistait à les confisquer. Ils ont été écrits, du moins en grande partie, en signes cryptographiques. Nous savons par hasard qu'il y notait ses dépenses quotidiennes. Il y aura transcrit incidents, pensées et projets avec la même précision.
La rage d'écrire est pour lui un refuge. Il fait des extraits d'ouvrages historiques, il compose une série de livres parfaitement normaux, normaux dans le sens de non-érotique, de non-révolutionnaire.
Son radicalisme idéologique, ses excès de fantaisie érotique, ses études et ses lectures, la composition d'ouvrages conventionnels, ont dû se succéder en lui périodiquement. Autrement dit, il avait deux âmes avec leurs états correspondants: tantôt il cédait à la rage, tantôt il se maîtrisait.
Quant à savoir lesquelles de ses oeuvres ont été composées en prison, - après sa libération il a publié sans interruption pendant une dizaine d'années - l'état des recherches ne permet pas encore de répondre d'une façon certaine. Il est cependant tout à fait établi que dès les premières années il écrivit des drames. En janvier 1772, on avait déjà représenté une comédie, qui fut sa première représentation publique; auparavant il n'avait organisé que des représentations privées dans son château. En 1788, la Bastille, il remplit quatre tomes intitulés le ‘Portefeuille d'un homme de lettres’, et dont le quatrième est consacré au théâtre.
À la même époque, il écrit ‘Aline et Valcour’, roman philosophique. Quant au drame ‘Oxtiern’, (le héros est suédois) il fut également composé en prison. La liste des pièces dont une partie seulement furent imprimées, et dont plusieurs sont écrites en vers, remplit plusieurs pages. De 1790 à 1800, ces oeuvres furent représentées souvent, et parfois à la Comédie-Française. La plupart de ses pièces ont probablement été écrites durant sa détention.
De ces considérations, il résulte donc une toute autre image du marquis de Sade que celle qui a cours habituellement. Qu'on le veuille ou non, il appartient à la littérature. Il faut reconnaître en lui un homme qui voulut être et a été écrivain, et qui à certains moments pénétrait dans les obscurs domaines de l'érotisme.
Mais il fut surtout conteur et romancier. Quelques-unes de ses nouvelles qui traitent des événements épiques de l'histoire de France, sont lisibles. Parmi les ‘Crimes de l'Amour ou le délire des passions’, parus en l'an VIII, choisissons l'‘Histoire de Juliette et de Raunai’, nouvelle historique des guerres de religion. Juliette, âgée de vingt ans, fille de Castelnau, chef des Huguenots, se rend comme parlementaire dans le camp du duc de Guise, qui s'en éprend. Mais, fiancée à Raunai, elle se refuse à lui. Le duc assaille le camp de Castelnau qu'il fait prisonnier pour fléchir sa fille; il est même prêt à divorcer pour épouser Juliette.
Le père ne consent pas à ce sacrifice: «J'ai vécu, la vie est derrière moi.» Juliette exige, alors, la preuve d'amour de Raunai: qu'il se sacrifie à son tour, elle le suivra dans la mort; le père sera délivré. Ratinai n'est pas moins héroïque que la jeune amazone et le duc ne le leur cède pas en générosité. Tombés entre ses mains, ils apprennent qu'il renonce à ses désirs et se charge de leur mariage.
Sade veut éveiller de grandes émotions qu'il magnifie avec tout le pathos éloquent particulier à l'âme française. Les horreurs des persécutions des huguenots, les potences élevées dans la ville, les bûchera, les massacres et les incendies, les noyades, la soldatesque enivrée de sang, les supplices sur la place du marché d'Amboise auxquels assistent Catherine de Medicis et Marie Stuart entourées de leurs dames d'honneur, tout cela donne lieu à des descriptions accessoires, mais sans recherche de sensationnel.

A la fin cette conclusion morale:

O vous qui tenez dans vos mains le sort de vos compatriotes, puissent de tels exemples vous convaincre que voilà les vrais ressorts avec lesquels on meut toutes les âmes! Les chaînes, les délations, les mensonges, les trahisons, les échafauds font des esclaves et produisent des crimes; ce n'est qu'à la tolérance qu'il appartient d'éclairer et de conquérir des coeurs elle seule en offre des vertus, les inspire et les fait adorer.

Ceci nous ramène aux romans à tendance moralisatrice, dont nous avons parlé plus haut. Un troisième genre se distingue parmi les oeuvres en prose de Sade: celui des romans de moeurs contemporaines. Ils traitent des rapports de la vertu et du vice, sujet que les Anglais ont développé avec virtuosité.
Ces romans sont réalistes. Le théâtre n'est plus comme chez Crébillon et parfois aussi, chez Diderot, un Orient imaginaire choisi par précaution et par ironie, mais Paris même; cette grande métropole était déjà au XVIIIe siècle, une mine inépuisable de conflits sociaux pour un observateur hardi. C'est à cette époque que se forme la première école naturaliste.
Lorsqu'après la Restauration, les nobles sentiments redevinrent encore une fois la règle du roman bourgeois, cette première conquête du XVIIIe siècle fut oubliée, et Zola eut tout à recomnncer. On a comparé Sade à Zola, non sans raison. Voici comment dans ‘Aline et Valcour’ une Nana, à la veille de la Révolution, fait le récit de sa vie:

On me nomme Sophie... mais je serais bien en peine de vous rendre compte de ma naissance, je ne connais que mon père, et j'ignore les particularités qui ont pu me donner le jour. Je fus élevée dans le village de Berseuil, par la femme d'un vigneron qui se nomme Isabeau: j'allais la joindre quand vous m'avez trouvée. Elle m'a servie de nourrice et m'a prévenue, dès que je pus entendre raison, qu'elle n'était point ma mère, et que je n'étais chez elle qu'en pension, jusqu'à l'âge de treize ans, je n'ai eu d'autre visite que celle d'un monsieur qui venait de Paris, le même, à ce que dit Isabeau, qui m'avait apportée chez elle, et qu'elle m'assura secrètement être mon père. Rien de plus simple et de plus monotone que l'histoire de mes premiers ans, jusqu'à l'époque fatale où l'on m'arracha de l'asile de l'innocence, pour me précipiter, malgré moi, dans l'abîme de la débauche et du vice.
J'allais atteindre ma treizième année, lorsque l'homme dont je vous parle vint me trouver pour la dernière fois avec un de ses amis du même âge que lui, c'est-à-dire environ cinquante ans. Ils firent retirer Isabeau et m'examinèrent tous deux avec la plus grande attention. L'ami de celui que je devais prendre pour mon père fit beaucoup d'éloges de moi... j'étais, selon lui, charmante, faite à peindre...

Les deux hommes déclarent à la paysanne leur désir d'emmener Sophie avec eux, ils rassurent les deux femmes sur le sort de la jeune fille, et prétendent n'avoir d'autre intention que de faire sa fortune. Ils la conduisent dans la maison d'une appareilleuse, où la novice est reçue par une jeune fille, qui peu de temps auparavant avait été elle aussi amenée en cet endroit, dans les mêmes conditions que Sophie. Deux viveurs, qui occupent de hautes situations, ont ainsi prevu les plaisirs de leur âge mûr en cachant leur paternité à leurs filles jusqu'au jour où ils allaient pouvoir les posséder.
À cette époque, ces procédés devaient être courants dans les milieux libertins: un peu d'inceste pimentait la jouissance. Sophie se voit flagellée par son père lorsqu'il la surprend avec un jeune homme qui devait l'aider à s'évader.
Le roi de France entretenait un harem recruté par une armée de maquereaux et de maquerelles dont les filets s'étendaient sur tout le royaume. Sans doute les grands seigneurs, aristocrates et intendants, avaient-ils chacun leur propre méthode. Il suffit de connaître l'histoire de la Régence pour ne plus trouver exagérée l'importance que donne Sade à l'inceste dans son oeuvre.
Ce qui nous intéresse ici, c'est le point de vue de Sade; lorsqu'il peint de telles situations, dans ‘Aline et Valcour’, ou dans d'autres romans réalistes, il prend parti pour la victime de la violence, de la pauvreté, de la société corrompue. Il procède alors en peintre de moeurs dont l'objet est de montrer la vérité et d'émouvoir. Dans les romans de la perversion, au contraire il prend l'attitude exactement opposée. Sophie, dès lors, s'appelle Juliette, son cynisme passe toute mesure. Elle approuve tout ce qui lui est advenu, elle glisse consciemment sur la pente où elle a été poussée. Elle souhaite son destin à d'autres jeunes filles, et se fait l'infâme appareilleuse des débauchés qu'elle pourvoit en jeunes adolescentes.
Dans l'oeuvre capitale de cette tendance, les ‘120 Journées de Sodome’, le recrutement des enfants prend des proportions effarantes: on ne se les procure que par enlèvements et assassinats. L'aristocrate Sade décide impitoyablement qu'ils ne devront provenir que des meilleures familles de France. Le thème qui revient toujours chez Sade est celui des deux hommes murs, des deux vieillards qui prennent un soin systématique à s'assurer des enfants, pour les destiner à leur partie de débauches.
Sade était donc de nature instable. Un simple revirement qui ne comporte pas la moindre difficulté intérieure, rend possible un changement complet de ses dispositions morales, qui déterminent l'esprit du récit. Du principe soit négatif, soit positif énoncé au début d'un ouvrage, il résultera une échelle de valeurs, une attitude, - une orchestration particulière.
La littérature publique et la littérature clandestine - Sade a toujours désavoué les romans de la cruauté - cohabitent en lui sans se mêler - si l'on excepte le fait que les mêmes thèmes se retrouvent dans ces domaines opposés. Dans les deux cas il montre la même énergie: aucun acteur ne saurait emprunter plus complètement des caractères et des attitudes contraires.
On pourrait dire que las de se conformer aux lois d'une hiérarchie de valeurs, il se délassait en adoptant les valeurs opposées. Nous dirons plus simplement qu'il se complétait lui-même et qu'il menait de front deux chevaux, l'un blanc, l'autre noir. Avec cet attelage de contraires, il se montre tour à tour, égoïste ou social, cruel ou moral, froid ou pathétique.

VIII
LA CONTRADICTION

Une telle faculté de revirement est certainement peu commune. On est tenté de l'estimer géniale. Elle se retrouve en effet chez tous les hommes de génie: leur âme qui comporte une double polarité, a toujours l'un des hémisphères plongé dans l'ombre. Mais en mettant les forces originelles de l'hémisphère obscur au service de l'oeuvre qu'ils érigent sur l'hémisphère éclairé, ils font sentir la tension magnétique qui s'établit entre les pôles.
Or chez Sade cette tension n'est guère perceptible. Point de flux ni de reflux de forces contraires: celles-ci ne s'entremêlent pas. Il n'a point un organisme qui transforme les forces négatives en forces positives, comme on l'observe chez tout individu remarquable, qu'il se nomme Frédéric II, Goethe, Napoléon ou Bismarck. L'organisme de Sade n'est qu'un appareil mécanique qui se met en mouvement sans l'intervention d'une lutte ou d'une émotion causée par l'expérience, ou d'un ébranlement.
C'est donc en ce sens que Sade est anormal, défectueux. Pas de tension, mais une scission des forces; scission qui ne procède pas des états crépusculaires et des bouleversements de la conscience. Sade recule devant le conflit, ne se pose point de question morale, ne se sent aucune responsabilité envers soi-même, et n'éprouve point le besoin de s'ordonner.
Transmutation, transformation: ce ne sont là que des images. Mais on ne saurait exprimer plus clairement ce processus. Le vrai homme crée son appareil transformateur: il le nourrit de sa chair et de son sang, de ses expériences et de ses réflexions.
Cet organe prend vie, se développe avec l'homme, et lorsqu'il s'est perfectionné au point de remplir sa fonction sans difficulté, il forme l'éthique, la moralité, la conscience de l'homme et détermine en un mot son attitude vis-à-vis du monde. Ainsi l'homme peut évaluer ses victoires et ses échecs, car situé au croisement des forces contraires, cet organe engendre les scrupules. Or les scrupules ont précisément une vertu créatrice, parce que c'est d'eux que l'homme tient sa mesure et son élasticité.
S'il n'en était point ainsi, nous devrions admirer Sade, qui glisse comme en se jouant d'une peau dans une autre. On ne saurait passer avec plus de souplesse de l'individuel au social. Le point critique, chez d'autres le siège de la conscience, est chez lui un point mort. C'est précisément l'insanité morale.
Par nécessité, par abondance intérieure, et dans un état de tension, Nietzsche crée le surhomme qui ne connaît plus de scrupules moraux; mais c'est chose bien différente, si la fonction morale, qui dépend étroitement de l'observation et de la conscience de soi, est atrophiée au point de ne plus donner la moindre inquiétude. Une souplesse sans scrupule est dépourvue de valeur.
Sans doute Sade avait-il un naturel apathique, un regard fuyant et vague. Ce qui n'est point en contradiction avec l'autre représentation, que nous nous faisons de lui, où il apparaît irritable, impatient, impulsif dans ses mouvements et dans ses discours. Le hasard a voulu que les fragments de ses journaux intimes qui nous sont parvenus, soient précisément ceux où il parle de spiritueux qu'on consentait à lui donner. Il commente les différentes sortes de liqueurs :les unes sont bonnes, d'autres moyennes ou médiocres, mauvaises, détestables.
Il devenait monomane à propos de riens, pourvu que ceux-ci entretinssent son bienêtre.
L'insanité morale consiste dans l'absence de scrupules; j'entends par là les hésitations, les freins. Le flot impétueux de la vie doit engendrer l'énergie mais laisser aussi le temps de la réflexion.
Un parallèle entre Sade et Mirabeau éclaircira cette idée. Tous deux étaient provençaux et même parents éloignés. Un médecin français a affirmé que la race provençale «est la plus lascive de France et la plus portée aux choses de l'amour».
Dans sa jeunesse, Mirabeau gaspilla d'abord sa fortune puis celle de sa femme. Le Marquis de Mirabeau traita sévèrement son fils; il obtint du roi l'exil dans les terres familiales. Lorsque le fils s'évada pour venger l'honneur de sa soeur, il fit connaissance avec les cellules de différentes forteresses. A Pontarlier, il séduisit et enleva Sophie de Monnier, jeune épouse d'un président de parlement. Les Hollandais l'extradèrent, il fut conduit à Vincennes, tandis que Sophie, enceinte, entrait dans une maison de correction pour femmes.
Incarcéré en 1777, Mirabeau resta deux ans et demi à Vincennes. Il passa son temps à écrire, traduisit pour sa maîtresse Boccace, Tibulle, les Baisers de Johannes Secundus, et remédia aux déboires de la continence en écrivrant quelques ouvrages érotiques, tels que l'‘Erotica Biblion’, ‘Ma Conversion’, l'‘Education de Laure’, livres abondamment obscènes.
Bien que Mirabeau n'épargnât rien, comme Sade, il y a entre eux une difference profonde. Le sanguin Mirabeau sait vivre; c'est un vaurien, mais de tempérament toujours sain et naturel. Quand la Révolution éclate, il saute à pieds joints dans la politique et se révèle comme un orateur de premier ordre. Il est mort trop tôt.
Le coléreux Sade a deux personnalités avec lesquelles on ne saurait composer un tout homogène. C'est un introverti, tandis que Mirabeau appartient au type extroverti. Nous aimerions à lui pardonner son évasion dans la fantaisie érotique tout comme à Mirabeau, d'autant plus qu'il passa six fois plus de temps en prison - si nous sentions une fois seulement dans son oeuvre, la chaleur, humanité de Mirabeau.
D'ailleurs un incident qui éclata entre ces deux hommes de constitutions psychologiques semblables mais différents dans la réalisation de leurs idées, en fit des ennemis mortels. Mirabeau qui s'était acquis partout la sympathie des fonctionnaires, avait été autorisé, lors de sa détention au fort de Joux, à se promener dans Pontarlier, où il devait causer tant de malheur; ii gagna également les faveurs du gouverneur de Vincennes, qui lui permit de prendre l'air, tandis que Sade se voyait refuser ce privilège.
Sade demanda son nom au prisonnier favorisé, ‘afin de pouvoir lui couper les oreilles quand ils seraient en liberté tous deux’. Mirabeau qui apparemment, connaissait Sade mieux que ce dernier ne le connaissait, répondit: «Mon nom est celui d'un homme d'honneur qui n'a jamais disséqué ni empoisonné des femmes, qui vous l'écrira sur le dos à coups de canne, si vous n'êtes roué auparavant, et qui n'a crainte d'être mis en deuil par vous sur la place de Grève.»
Obsédé par ses désirs sexuels, Mirabeau compose des livres qui ne sont que des romans érotiques. On peut fort bien ne pas les approuver, mais après tout il n'y a rien à en dire. Les oeuvres clandestines de Sade sont infiniment plus que des romans érotiques. Ce ne sont point les essais d'une fantaisie sensuelle comme le seront plus tard ceux d'Alfred de Musset, ou en Allemagne, ceux de E. T. A. Hoffmann, (dans les livres qui, il est vrai, ne lui sont qu'attribués). Les oeuvres de Sade poursuivent un autre but que celui d'exalter le plaisir, de piétiner les limites permises, de multiplier et d'outrer le vice.
Les oeuvres de Sade constituent une encyclopédie du Mal; elles illustrent des thèses dont la première est déjà énoncée dans ce titre les ‘Malheurs de la Vertu’, La Vertu doit souffrir, elle doit être touchée au cour; elle doit être l'objet d'une vengeance, dont la cruauté est l'instrument. Il suffit de substituer au terme de Vertu, le terme Dieu ou confiance dans la vie, pour reconnaître que Sade, bien qu'athée, est sataniste. Mais Lucifer confirme toujours son antagoniste Dieu.
Rappelons la supposition émise par les biographes français, selon laquelle Sade aurait été un pédéraste passif. Cette thèse jetterait quelque lumière sur l'énigmatique simultanéité de deux attitudes. Ce que nous ne pouvons trouver en lui, c'est la probité intellectuelle, la volonté d'ordre; qualités qui doivent être considérées comme particulières à un caractère actif et dont l'absence rie saurait être qu'une preuve de passivité.
Mais alors de quelle nature est la cruauté des romans clandestins de Sade? C'est la surcompensation d'une virilité qui ne lui fait pas entièrement défaut mais qui se développe plutôt à mesure que s'élabore la fiction. Finalement cette virilité se manifeste à propos de tous les éléments de la fiction avec une intensité qui correspond dans la réalité à des cas de criminalité pathologique et d'irresponsabilité morale.
Nous développerons ou nous complèterons la thèse française qui veut voir en Sade un inverti passif, en ajoutant que cette passivité n'exclut pas la tendance active mais pousse à la surcompensation.
La notion de passivité entraîne facilement des conclusions erronnées. De tempérament, Sade n'était certainement pas passif. Qu'on se souvienne du portrait qu'il a donné du caractère violent du jeune garçon dans ‘Aline et Valcour’, c'est-à-dire de lui-même.
La passivité chez lui n'est que ce manque d'énergie auquel Nietzsche a donné précisément le nom de probité intellectuelle, c'està-dire la volonté d'unité. L'habitus général de Sade n'est point exclusivement passif, mais mixte. Rien de plus absurde que de voir en lui un individu en qui la substance féminine l'emporterait sur la substance masculine. Il est une nature neurasthénique, de constitution hétérogène, à laquelle manque la force de concentration.
Ce manque de concentration est d'autant plus manifeste que Sade ne vivait guère en accord avec ce qu'il écrivait. L'imagination était plus forte en lui que la tendance à l'action. Les formidables excès de ses héros ne sont que littérature. Des quatre romans de la cruauté, les ‘120 Journées de Sodome’ sont entièrement écrites en prison, ‘Justine’ et sa contrepartie ‘Juliette’ le sont également, du moins en très grande partie. Trois livres seulement furent imprimés.
On ignorait totalement l'existence des ‘120 Journées de Sodome’ jusqu'à ce qu'en 1904. Eugen Dühren, le premier biographe allemand de Sade, donnât des commentaires sur le manuscrit qu'il venait de découvrir. Il a été publie par la suite dans le texte original et dans la traduction allemande. Nous parlerons plus loin de ce produit, le plus terrible, mais dans son genre, le plus grandiose d'une fantaisie surexcitée. La mauvaise réputation de Sade de son vivant et pendant tout le siècle dernier, est due à Justine, à Juliette, et à la ‘Philosophie dans le Boudoir’.
De toutes ces oeuvres, Justine parut d'abord dans une forme qui respectait encore plus ou moins les conventions de l'époque, et sans les accents sanglants qui apparaîtront dans la dernière édition de 1797. On a prétendu que l'enivrement sanguinaire de la Révolution aurait amené Sade à rédiger un texte plus audacieux qu'il ne l'avait osé d'abord. Mais l'existence des ‘120 Journées de Sodome’ dément une telle assertion. Sade pouvait enseigner à la Révolution bien plus de choses qu'il n'en pouvait apprendre.
Grâce aux recherches de Dühren, nous sommes aujourd'hui en mesure d'apprécier la formidable puissance de travail du marquis de Sade, et d'embrasser l'ensemble de ses études. Sade est un esprit universel, non par son instruction, mais par ses lectures, son insatiable besoin de savoir, sa réceptivité. Il explore le monde des idées non pas en esprit impartial, mais afin de trouver ce qu'il cherche, c'est-à-dire les preuves de ses thèses. Il est vrai qu'il se borne à conclure et ne satisfait qu'un besoin de savoir, né d'une tendance panthéiste, la pansexualité.
‘Aline ei Valcour’ nous apprend que Valcour, c'est-a-dire Sade lui-même, a visité dans sa jeunesse Rousseau qui connaissait sa famille, et que cette rencontre a déterminé en lui le désir de se consacrer aux lettres.
Anatole France remarque que la ‘Princesse de Clèves’, ‘Manon Lescaut’ et ‘Clarisse Harlowe’ avaient passé dans son sang. La Bible lui est familière. Il a des doutes chronologiques et ne voit en elle qu'un ridicule fouillis d'insolences, de mensonges et de grossièretés. Il connaît les Pères de l'Eglise et certainement l'histoire de l'Inquisition. Ce n'est pas en vain qu'il a des évêques pour ancêtres.
Sa philosophie procède exclusivement des matérialistes, avec quelques emprunts à Vauvenargues et à Montesquieu. Parmi les écrivains politiques, il admire avant tout Machiavel. Il lit de préférence des écrits ethnologiques et des relations de voyage, partageant en cela les goûts de son époque.
Ses récits ont fréquemment les pays étrangers pour théâtre, ses héros sont en partie Anglais ou Suédois. Il possède à fond les Anciens, les Italiens de la grande époque, les romans de chevalerie, Cervantès. La plupart des romanciers contemporains, y compris les femmes écrivains, sont cités chez lui.
Il faisait des extraits et devait dépenser une quantité considérable de papier. Le 1er octobre 1788, il a rédigé lui-même son Catalogue raisonné de mes oeuvres. Quand il quitta la Bastille et plus tard Charenton, on lui confisqua ses manuscrits. Une lettre de lui, demande qu'on fasse des recherches et qu'on lui donne des indications précises. Il avait l'habitude d'écrire sur de longs rouleaux de papiers fins. Les ‘120 Journées de Sodome’ qui faisaient partie des manuscrits saisis à la Bastille, sont écrites sur mi semblable rouleau composé de feuilles collées les unes aux autres.
Il travaille avec méthode, consignant le moindre détail. Cela était nécessaire, car sous sa plume les chapitres grossissent et deviennent livres, les livres se multiplient en volumes, de nouvelles matières, de nouveaux sujets se présentent, les épisodes et les intermèdes se succèdent sans interruption, de nouveaux personnages font sans cesse apparition, qui, comme tous les précédents, font le récit de leur histoire. Dans un de ces projets on lit:

Il faut, après le dernier chapitre de cette histoire, qui terminera la neuvième journée, commencer le septième dialogue où sera la mort d'Eudoxie par un supplice rare et terrible. Après ce dialogue, Modore engagera Emilie à raconter l'histoire de sa vie, ce qu'elle fera dans quatre gros volumes semblables à ceux de l'histoire de Modore.

A un autre endroit:

[...] Contient le projet de 32 maisons de prostitution dans Paris. Dans la dixième section est le savant traité de l'antiphysique. La seconde partie des goûts est composée de six sections, elle commence page 138 et finit à 247. Là commence le sixième dialogue qui finit avec le troisième volume et la sixième journée, c'est là qu'on expédie l'hermite; Eudoxie est bien vexée, mais bien fraîche encore.

Cela rappelle les romanciers chinois. Comme ceux-ci, Sade, parfois, commet des erreurs et des oublis, car il ne peut tout retenir. Cette rage de systématisation vient de la tendance à transposer l'esprit et l'histoire dans un monde qu'on a soi-même créé. Tendance à laquelle obéissait Balzac en écrivant la ‘Comédie humaine’.
Tendance prodigieuse, presque monstrueuse, mais nous verrons que Sade lui doit d'avoir été le premier théoricien des perversions cent ans avant Krafft Ebing.
De tous les traits qui composent son caractère, celui-ci est un des plus essentiels. S'il est un symptôme de monomanie, il est aussi une preuve de force synthétique, et il oblige à prendre Sade plus au sérieux qu'on ne le fait généralement.
La monomanie est manifeste, par exemple dans ce passage du projet cité plus haut:

Valrose a tué son père, sa mère, sa soeur, sa maîtresse, la soeur de sa maîtresse, sa femme, son beau-père, le père de sa maîtresse, sa fille, et beaucoup de victimes.

Ce projet contient l'intrigue d'un roman intitulé: ‘Les journées de Florbelle ou la Nature dévoilée’, suivies des ‘Mémoires de l'Abbé de Modose et des Aventures d'Emiie de Voinange, servant de preuves aux assertions’. Deux cents gravures devaient illustrer cet ouvrage.
Une note sur l'un de ses cahiers, mais qui n'est pas de la main de Sade, indique que ce manuscrit a bien existé et que sur la demande de son fils, député en 1830, il a été brûlé en la présence de ce dernier par le Préfet de Police. A titre de curiosité, quelques pages, dont le plan de l'ouvrage, ont été conservées.
A la fin du manuscrit retrouvé des ‘120 Journées de Sodome’, on peut lire un autre plan, qui au lieu d'esquisser des personnages et des évènements, expose des idées. Voici le début de la liste des différents objets, de morale traités clans les lettres du comte.

Les morts stoïques - l'insouciance de l'opinion publique - le stoïcisme - la pudeur - la jalousie la sensibilité - la pitié - la tyrannie - l'oppression - possibilité de jouir sans aimer, et d'aimer sans jouir - le remords - effets de la douleur comme cause active de la volupté, soit qu'on la donne, soit qu'on la reçoive - le plaisir - le fil de fraternité - combat du vice et de la vertu - ce que c'est que vice et vertu.

La liste complète de ces objets de morale remplirait encore toute une page. Après les mots: «le vol - le meurtre», cette réflexion:

Preuve que les femmes sont inutiles aux grandes vues de la nature, qu'elle a pu faire naître les premiers hommes sans femmes, que les femmes ont été trouvées par les hommes, qu'ils en ont joui, et que l'espèce s'est ainsi multipliée, mais qu'elles ne sont qu'un second moyen de la nature, qui la prive d'agir par ses propres moyens et par conséquent l'outrage en quelque manière, et qu'elle serait bien servie, si en exterminant toutes les femmes, ou en ne voulant jamais jouir d'elles, on obligeait la nature pour reperpétuer l'espèce d'avoir recours à ses propres moyens.

Idée qui n'est pas tellement extravagante qu'elle le semble de prime abord. Si l'humanité parvenait, au moyen d'une entente concertée, à opposer une abstention absolue à la méthode de propagation qui s'est élaborée au cours des temps, la nature n'en finirait pas moins à s'adapter au nouvel état de choses et à introduire une nouvelle méthode.

IX
JUSTINE

En 1791 parurent les deux premières éditions de Justine: le frontispice de la première est de Chézy, celui de la seconde de Texier. La seconde édition est en outre illustrée de douze gravures et le texte en est augmenté. En 1792 parut la troisième, imprimée par Cazin.
Cazin était alors le plus célèbre éditeur d'ouvrages licencieux; ses éditions sont fort recherchées. Peu après avoir publié Sade, il fut tué d'un boulet de canon en sortant d'un café. Ses meilleurs dessinateurs étaient Elluin et Borel. Tous deux composèrent les gravures de sa célèbre édition de l'Arétin français (par un membre de l'Académie des Dames) en 1787. Parmi les autres illustrateurs érotiques citons Eisen, Cochin, Gravelot, Moreau.
En 1794 parut la quatrième édition, en 97 la cinquième en dix volumes, comprenant les six tomes de Juliette, qui avait paru pour la première fois en 1796. Justine contient quarante gravures, Juliette soixante, en plus de quatre frontispices. La rubrique porte en Hollande pour le lieu d'impression. En réalité l'ouvrage fut imprimé à Paris, peut-être dans une cave.
La préface annonce que le roman fut écrit en 1788, que l'auteur est mort et que de son vivant un ami infidèle a publié plusieurs éditions falsifiées: la présente édition reproduit le texte original.
Suit l'éloge que l'auteur fait de son ouvrage il est persuadé d'avoir combiné le langage le plus cynique avec le système le plus audacieux et les idées les plus blasphématoires. «Seuls les sots s'en offusqueront. La vraie vertu ne s'effraye pas des peintures du vice.» Jadis les hypocrites avaient tempêté contre le Tartuffe, à leur tour les débauchés vont s'en prendre à ce livre. On n'avait jamais rien écrit de semblable. Sans doute ce livre est-il assuré de durer.
Voici d'abord un résumé très sommaire de l'intrigue: Les deux filles d'un banquier, élevées dans un couvent se trouvent orphelines et pauvres vers leur seizième année. Elles suivent toutes deux la même voie, celle du vice. La cadette par contrainte, l'aînée de son plein gré. Aussi Justine ne rencontre-t-elle que des ronces alors que Juliette ne cueille que des roses. L'histoire de Justine forme la première partie. Dépouillée de tout son avoir et traquée par la justice, elle rencontre un jour une dame fortunée: c'est Juliette, qui lui narre ses aventures. La fin consacre la punition de Justine.
Voyons maintenant les détails de l'action. Dans son abandon, Justine s'adresse aux amis de ses parents et trouve partout porte close. Un curé pourtant est disposé à l'aider si elle veut se soumettre à ses désirs. Elle se présente alors chez M. Dubourg, riche négociant. Les enfants en pleurs l'excitent, il s'apprête à la molester, elle lui résiste, il la renvoie.
La femme chez qui Justine loge, lui vole tout ce qu'elle possède et la tient ainsi sous sa dépendance. Elle lui fait rencontrer la Delmonse, une Messaline hypocrite. Tout le monde la croit pieuse, innocente, sincère: elle est athée, débauchée, intempérante et fausse: elle lui tient un discours sur les prospérités du vice.
La Delmonse est aussi lesbienne, elle cherche à séduire Justine. Comme elle n'y réussit pas, elle la repasse à Dubourg. Des frictions et un bouillon mettent cet homme flasque en état de violenter Justine. Elle se cache sous le lit.
Accusée par la Delmonse d'avoir volé une montre, elle est traînée en prison.
Ici elle rencontre une plus grande débauchée que la Delmonse, la Dubois qui a commis tous les crimes. La Dubois met le feu à la prison, soixante personnes périssent. Les deux femmes rejoignent une bande de brigands. Orgie de la Dubois avec quatre hommes, dont son frère, Coeur-de-fer, qui fait un éloge de la pédérastie. Justine sauve la vie au marchand Saint-Florent son oncle, et s'échappe avec lui.
Elle n'y gagne rien, c'est un jouisseur. Il l'épie pendant qu'elle satisfait un besoin naturel, puis la renverse pour abuser d'elle et l'abandonne. En revenant à elle, Justine assiste à une scène de pédérastie entre un gentilhomme et son laquais. Tous deux ligottent Justine à un arbre mais ne font que la terroriser ; ils la conduisent bientôt après chez la mère du gentilhomme, Mme de Bressac, fort sévère pour son fils. Il la déteste et se vengera d'elle en la violant.
Justine s'éprend de ce jeune homme dégénéré. C'est un amour malheureux, car il a les femmes en horreur. Il demande à Justine de le seconder pour assassiner sa mère ; elle s'y refuse, il l'assassinera donc seul. Pour avoir refusé son aide, elle a mérité la mort. Elle se sauve dans une petite ville où M. Rodin, chirurgien, tient un internat et y vit en compagnie de sa sour et de sa gouvernante. La soeur est tribade.
L'internat héberge cent jeunes garçons et cent jeunes filles, tous beaux, élèves de cette école du vice. Justine veut fuir avec la gouvernante qui est une jeune fille. Rodin et un collègue punissent la gouvernante en la soumettant à des opérations chirurgicales - opération césarienne -, puis ils la tuent. Justine s'échappe avec quelques légères blessures.
Elle aperçoit un homme au bord d'un étang qui essaye de noyer un enfant. Elle le sauve, mais l'homme, M. de Bandole, la surprend, rejette l'enfant à l'eau et entraîne Justine dans son château. Sa spécialité est de rendre les femmes enceintes, puis de ne plus les toucher; les enfants qui naissent de ces liaisons vivent jusqu'à dix-huit mois, puis il les noie.
Bandole séquestre trente jeunes filles. Sa théorie est que le végétarisme, l'antialcoolisme, et l'alitement favorisent la conception. Il assiste aux naissances et opère lui-même ; il pratique de préférence l'opération césarienne. Quand c'est le tour de Justine, elle est délivrée par Coeur-de-Fer.

Prochaine station: une abbaye de Bénédictins. Le prieur Séverin, parent du pape, est sataniste; lui et ses moines organisent des orgies pour lesquelles ils ont deux sérails à leur disposition. La description des orgies se présente comme un tableau systématique des perversions. Un moine a la manie de giffler les femmes avant d'en abuser, un autre aime leurs menstrues, un troisième a le fétichisme des aisselles, un quatrième dévore leur chair.
Les règlements sont sévères. Les punitions consistent à être grillée, cuite, rouée, écartelée, fouettée à mort. Les «récréations» se passent à faire des discours théoriques et de longs récits Le moine Jérôme est très versé dans l'art de faire séduire des femmes par leurs frères. D'ailleurs il a lui-môme commencé de la sorte. De Paderborn à Berlin - souvenirs de Sade de la guerre de Sept Ans il s'est rendu en Sicile pour apprendre l'art des poisons. Il y a également pris l'habitude de l'amour des chèvres. Il a remarqué que l'éruption de l'Etna provoquait l'orgasme sexuel chez le spectateur.
Excités par les récits de Jérôme, les moines ont envie de mettre à mort quelques-unes de leurs jeunes prisonnières. Justine a de la chance, elle s'échappe une fois de plus. Elle descend dans une auberge où l'on égorge les voyageurs. Après chaque meurtre, l'épouse de l'aubergiste doit choisir une femme pour son mari. Justine est chargée d'attirer les voyageurs. On en assassine quelques-uns. Bressac fait de nouveau apparition, il est parent des aubergistes. Il les emmène avec Justine chez un autre parent, un comte, homme glouton qui tire du sang à son épouse pour le boire.
Arrive un troisième parent, M. de Verneuil, avec son fils et sa fille. Son raffinement consiste à payer les femmes riches pour leurs complaisances et à voler les femmes pauvres. C'est un sadique intellectuel; aussi organise-t-il une orgie sur une ottomane au-dessus de laquelle est suspendue l'image de Dieu ; suivent d'autres sacrilèges du même genre. Me et Mile de Verneuil sont exécutées.
Justine s'enfuit à Lyon où elle retrouve Saint-Florent. Il séduit des vierges et les vend à des marchands d'esclaves. Il enferme Justine, et l'oblige à lécher son crachat; orgie.
Nouvelle rencontre: une bande de mendiants, un jésuite pédéraste et une tribade qui fait le récit de sa vie. Puis, entrée en scène d'une bande de faux-monnayeurs; dans leur château, ils pendent leurs victimes féminines point de mort plus voluptueuse. Leur chef Roland se fait pendre puis dépendre à temps. Il précipite Justine dans une fosse pleine de cadavres.
A Grenoble, Justine revoit la Dubois ; empoisonnement d'un jeune homme. Justine l'ayant dénoncée, la Dubois l'entraîne dans la maison de campagne d'un archevêque, dont elle est l'intendante. L'archevêque est un satyre comme on en voit dans les livres. Il a une salle où l'on guillotine. Ici nous devons faire appel au latin: une jeune fille est guillotinée ‘archiepicopo eam paedicante’. Dans un autre château vit un juge avec une douzaine de nègres et une bande anthropophage. Justine y est rouée, puis elle doit marcher sur des verges pointues. Les assistants se couchent sur une croix hérissée de dards de fer; sauvage excitation. Justine est condamnée à être brûlée vive. Le gardien la laisse fuir. Vers le soir elle rencontre une dame entourée de quatre cavaliers et se trouve face à face avec sa soeur Juliette. «Je te l'avais prédit - déclare celle-ci. Tu vois où t'ont mené tes préjugés.» Et elle s'apprête à lui conter ses propres aventures qui forment la seconde partie du roman et remplissent six nouveaux volumes.
Le lecteur s'arrêtera volontiers un moment pour reprendre haleine.
Nous parlions de la probité intellectuelle, cette pure forme de gravité qui convient au commerce des idées et qui provoque toujours chez le lecteur un sentiment de respect. Sade n'a point cette gravité lorsqu'il écrit, même s'il prend les choses fort au sérieux. Et ceci nous amène à nous demander si, en lisant les aventures de Justine, nous n'éprouvons pas une certaine ironie. Qu'a donc vécu cette jeune fille? Une histoire de terreur.
À la même époque, on composa en Allemagne des contes semblables, saupoudrés d'obscénités, mais dans un genre plus sentimental. Là, également, des bandes de brigands, de faux-monnayeurs, de mendiants défilent dans un décor de châteaux à souterrains et d'auberges d'assassins.
Les premiers chapitres du roman sont parfaitement lisibles; le début rappelle beaucoup la confession de Sophie dans Aime et Vaicour. L'auteur pénètre lentement dans son intrigue, puis, emporté par le courant, il semble bientôt vouloir se dépasser lui-même et sans retenue accumule horreur sur horreur.
Cette absence totale de mesure et de sens du vraisemblable, cette méconnaissance de la faculté d'absorbtion du lecteur - on a dit fort justement que personne encore n'avait pu lire jusqu'au bout l'un de ces livres - nous place à nouveau au coeur même du problème Sade, la surcompensation, commune à tous les névropathes.
Un obscur sentiment lui dit qu'il exagère. Alors il surenchérit encore - en se gardant bien, et cela aussi est caractéristique, - de sonder son malaise. Il s'évite lui-même, et faisant la sourde oreille à l'exhortation de son sens critique, il espère pouvoir convaincre et son lecteur et lui-mime. Car il y a là quelque chose qu'il se sent le besoin de dire à tout prix, quelque chose qu'il a vécu, vu, exploré, qui n'est nullement naïf niais effroyable, et qu'il sait être, en dépit de tout verbiage sentimental et idéaliste, la vérité la plus authentique et la plus profonde c'est la toute puissance de la sexualité, du désir, de l'égoïsme, de la méchanceté humaine, de la corruption qui fait du soi-disant monde de Dieu un bordel et un repaire d'assassins. Chez lui la naïveté primaire de l'âme ne parvient jamais à s'adapter aux faits de l'expérience.
Sa technique est celle du poète: il symbolise et précise au moyen du haut-relief. Il saisit la vérité fuyante, que l'homme ordinaire, sans talent ou trop lâche, est incapable de saisir. Il empoigne cette vérité, la couche sur la table d'anatomie et la dissèque. Dire une seule fois n'est rien, répéter dix fois n'est encore rien, car cet homme a toujours le sentiment qu'on ne le croira pas. À la centième fois seulement, on écoute.
Qu'écrit-il? - des contes de fées. Il était une fois deux soeurs; l'une voulait rester vertueuse, l'autre faisait bon marché de la vertu. La vertueuse n'éprouva que des malheurs et mourut misérablement; l'autre vit pousser des roses sous ses pas. Ce sont là des contes effrayants, mais l'âme qui les conçoit est encore à demi infantile. Bien qu'elle ait fait toutes les expériences imaginables, en elle le monde des expériences et des découvertes ne s'est jamais transformé en réalité: l'âme n'a jamais pu se l'assimiler.
Certains parties de cette âme, au lieu de devenir les organes mâles et sains de la maîtrise spirituelle, sont demeurées molles et efféminées. Il est bien certain que chez Sade, le non-développement psychique devait correspondre au non-développement sexuel.
Son idée que l'homme et la femme sont des formations naturelles qui, dans d'autres conditions eussent pu se développer différemment, est parfaitement juste. Mais comme ces formations résultent des conditions déterminées dans lesquelles vit l'espèce humaine, elles constituent la norme, et tout habitus sexuel qui ne leur correspondrait pas, doit forcément être considéré comme anormal, ce terme étant pris non pas au sens absolu, mais au sens historique. Tout individu anormal porte en lui des éléments impuissants et non développés.
Chez Sade, tout n'est que littérature. Il n'a jamais vu d'autres chambres de supplices que celles des maisons closes, où l'on peut, contre une certaine somme, flageller ou se faire flageller. Le sang n'y est répandu que par goutte, les couteaux n'y sont que des épingles. Tout ce qu'il osa, ce fut peut-être de faire subir à Rosa Keller ces incisions pour lesquelles il avait une excuse toute prête, celle d'expéri menter son baume.

X
JULIETTE

«Aura-t-il tort», demande Juliette, celui qui, quelque jour, écrira l'histoire de ma vie, s'il l'intitule: ‘les Prospérités du Vice’.» Les seules difficultés que cela rencontre seront dans le choix des expressions et les ménagements du public.
Si l'on peut à la rigueur donner une analyse de Justine, la tâche est infiniment plus délicate pour Juliette. Dans la mesure où Juliette est plus éveillée, plus réfléchie que Justine, les termes de son récit sont plus précis, les scènes plus riches, sa philosophie a plus de portée.
On y récapitule les années de pensionnat des deux soeurs: toutes deux ont été éduquées dans un cloître, d'où sont sorties les Parisiennes les plus jolies et les plus dépravées. Tandis que Justine y fait des efforts désespérés pour résister à la corruption, Juliette s'y abandonne avec complaisance. L'abbesse et ses deux gouvernantes initient les jeunes filles aux pratiques de la tribadie, avec des commentaires philosophiques. L'intégrité physique est scrupuleusement sauvegardée. Juliette n'y attache pas beaucoup d'importance, à la grande joie de la supérieure.
Sous le cloître se trouvent des catacombes. Le vicaire de l'archevêque et le Père Télème s'y réunissent avec les pensionnaires et des amis venus de la ville, pour y accomplir «les grands crimes». On y enseigne aux jeunes filles les avantages de la pédication : pas de soupçons, pas d'enfants. Les orgies prennent fin lorsqu'un hibou vient éteindre les lumières par ses battements d'ailes.
Après la banqueroute et la mort de ses parents, Juliette est congédiée par l'abbesse. Sur le conseil de celle-ci, elle e rend dans un bordel. C'est là que Dorval, le plus grand des voleurs de Paris, surveille les riches étrangers qu'il fait attirer par les filles ; celles-ci les dépouillent, pendant qu'il assiste secrètement à la scène pour s'exciter. Il recherche également des sensations en condamnant Juliette à la potence, et en assistant à son execution simulée. Lui-même se laisse pendre et se fait détacher à temps. C'était là une manie assez répandue: Sade connaissait bien son mondes
Juliette est envoyée à l'archevêque de Lyon, pédicant. Elle y fait la connaissance d'un syphilitique qui jouit à l'idée de transmettre sa maladie à autrui. Cela aussi est pris sur le vif.
Noirceuil fait participer ses épouses - il en est à la dix-huitième - à toutes ses parties de débauche. Elles sont forcées de servir à table toutes nues, fouettées par deux jeunes garçons. Noirceuil, lui aussi, est un sadique intellectuel. Ii avoue à Juliette qu'il a provoqué la faillite du père de celle-ci. Au moment où il ne tenait qu'à lui de doubler sa fortune, ii s'est approprié les 300.000 francs qui lui appartenaient. La morale exigerait qu'il dédommageât Juliette. Mais cela serait vertueux. Juliette se pâme d'admiration. Sur quoi il lui dit «...si vous saviez tout!» Quoi donc ? Eh bien, aussitôt après la banqueroute, pour plus de sûreté, ii a empoisonné les parents de Juliette. «Monstre, s'écrie Juliette, ... tu me fais horreur et je t'aime.»
Pour sa récompense, elle pourra continuer à le fréquenter : elle habite chez Mme Duvergier, qui tient une maison de passe pour femmes du monde; elles s'y rendent en sortant de la messe; l'une de ces femmes ne désire que des prêtres. Noirceuil est vraiment un monstre fabuleux : tous les soirs la Duvergier lui livre une vierge ; la présence de spectateurs lui est indispensable.
Mondor, vieillard de soixante ans, véritable loque, s'excite ‘per defaccationem in os’. Juliette lui vole une somme importante; rentrée chez elle, elle s'aperçoit qu'elle a été volée elle-même par Noirceuil, qui demeure conséquent avec lui-même. Il accuse une femme de chambre, qui est écrouée, ce qui donne lieu à des fêtes et à des discours.
Sautons quelques chapitres pour en venir à Saint-Fond, ministre d'Etat, à Paris. Au moyen des lettres de cachet, il a mis au cachot plus de vingt mille personnes, toutes innocentes. Qu'on retienne ce chiffre caractéristique; Saint-Fond donne à Juliette un sauf-conduit, qui doit la mettre à l'abri de toutes les poursuites judiciaires. Il a la folie des grandeurs, car il est plus puissant que le roi. Il a les affreux penchants des vieillards des 120 Journées de Sodome. Son moindre vice est de désirer que les femmes soient aussi malpropres et aussi négligées que possible. Une soirée donnée chez lui se termine ainsi : Mme de Noirceuil, des bougies plantées dans tous les orifices de son corps et arrosée d'alcool, est empoisonnée et brûlée vive. Noirceuil pourra épouser sa dix-neuvième femme.
Juliette devient l'intendante des orgies du ministre, belle situation pour ses dix-sept ans. Elle a quatre femmes de chambre, une lectrice, deux filles en sous-ordre, un coiffeur, un cuisinier, des laquais et outre ce personnel de domestiques, une douzaine de tribades; voilà donc satisfaite une convoitise digne d'un héros des mille et une nuits. Le ministre la met à la tête d'un département d'État, le département des poisons. L'État se voit quelquefois dans la nécessité de faire disparaître des personnes, en moyenne une cinquantaine par an. Comme Juliette est payée 30.000 francs par empoisonnement, une rente de un million et demi lui est assurée. Par d'autres fonctions accessoires, Juliette finit par obtenir un revenu annuel de 6.944.000 francs. Sade prend un plaisir extraordinaire à calculer ces sommes. Les domestiques auxquels la négligence de leurs maîtres donnait l'occasion de mettre la main sur ce livre, devaient se faire une idée singulière du gouvernement.
Il va de soi que Saint-Fond a une liaison incestueuse avec sa fille, comme il est inévitable qu'il empoisonne son père et organise une orgie près du lit de mort de ce dernier. Résumant tout ce qu'il accomplit à cette occasion, il s'écrie : «Je parricidais, j'incestais, j'assassinais, je prostituais, je sodomisais.» Un peu plus tard l'on embroche et l'on rôtit des petites filles.
L'exécution de toute une famille constitue l'un des spectacles principaux mais non pas le point culminant du programme du Théâtre des Cruautés, de Naples. Le bourreau officiel y exerce sa fonction. Marie-Antoinette est l'instigatrice dé ce théâtre, on lui remet les têtes guillotinées pour qu'elle soit certaine de n'avoir pas engagé pour rien ses trois millions. Ici l'on trouve enfin le point d'exclamation que l'on avait attendu tout au long de ce passage. La haine contre la fille de Marie-Thérèse n'a pas seulement trouvé chez Sade son expression pornographique, la moitié du peuple fit siennes ces fantaisies.
Dès lors, tout est déchaîné, la scène devient une sorte de musée Grévin, où l'on aperçoit tour à tour une femme empâlée, une jeune fille suspendue par les cheveux et qui meurt de frayeur, un adolescent torturé avec des épingles, puis crucifié.
Dans ces instants Sade est pris de délire. Le lecteur sans expérience, le profane en psychologie, trouverait naturel que l'on tire de cette démence apparente les conclusions cliniques et juridiques habituelles Sade est irresponsable au sens légal du mot, l'asile est le seul endroit qui lui convienne.
Et pourtant cette conception n'est pas défendable. La folie de Sade a en effet un caractère littéraire, elle se manifeste sur le papier et ne passe pas de la représentation fictive à la réalisation en actes. En second lieu, elle est un état extrême auquel aucune voie ne conduit, et que seule la fusée d'un feu d'artifice peut atteindre. Or la fusée ne provient d'aucune substance et n'en a point.
Par son origine cette folie ne diffère aucunement de la folie orphique, telle que nous la trouvons dans le culte de Cybèle, de Dionysos, de mainte autre divinité grecque, ou barbare. Dans les légendes dionysiennes, plus d'une fois la victime est déchiquetée à coups de dents, Éros y prend toutes les formes de la cruauté. Pour Sade et le monde de son époque il n'est assurément plus rien de sacré; chez lui comme chez ses contemporains la substance religieuse était épuisée; Dieu était réduit à une notion philosophique selon la conception déiste de l'Être suprême que les Jacobins eux-mêmes ont consacrée. De l'antique communauté des corybantes il n'est resté que l'individu; de la plénitude dionysienne que la nostalgie impuissante, qui aspire toujours à l'ancienne et mystérieuse dissolution, mais qui a perdu la grâce de la communion.
Il ne s'agit point ici d'entreprendre une réhabilitation de Sade, mais seulement de déterminer, en se basant sur des indices réels, le caractère particulier de sa folie. Le véritable fou est possédé et reste enfermé dans ses propres murs ; il ne cherche pas à sortir de lui-même; il est en somme un homme qui se débat et meurt asphyxié. La folie de Sade est un mysticisme décadent.
L'homme qui cherche Dieu, tend au-delà de l'univers créé, à l'éternel; il écarte de lui la personnalité, le monde des formes et du particulier, patiemment mais résolument, et il en a la force, car le but de ses aspirations est en dehors de ce monde.
Si l'on est, comme c'est le cas de Sade, inexorablement attaché à l'individualité, tout en ressentant l'impulsion panthéiste, on est amené à se révolter contre tout ce qui est créé. L'homme est pour l'homme la première des créatures. Le pur mystique affirme Dieu, et par cela même a la force de nier le monde, sans nuire au monde, sans lui souhaiter du mal. Il le nie avec une humble résolution. Le flagellant est déjà un type de mystique moins pur, bien qu'il ne détruise pas le corps d'autrui, mais le sien propre; lui non plus n'est pas un égoïste, car il connaît le sacrifice de soi. Sade et ses personnages nient la vie d'autrui, mais ils ne se comprennent pas eux-mêmes dans cette négation. Ils cherchent à contraindre, à forcer Dieu auquel ils ne croient pas, par cette négation dont ils s'excluent eux-mêmes, et de ce fait ne le trouvent jamais.
Quiconque sacrifie sans se comprendre dans le sacrifice, est cruel. C'est là le secret du sadisme.
Je ne connais point chez Sade, de cruauté exercée sur les animaux. Dans les mystères orphiques, les animaux participent au rite qui s'accomplit dans la forêt, animé d'un souffle panthéiste. Les derniers représentants de l'orphisme, vides de toute substance, célèbrent leurs orgies dans les caves; ce sont les enfants d'un siècle qui tient prisonniers dans les murs de ses grandes métropoles les créatures de Dieu. Ils ne savent pas combien est symbolique le fait qu'ils descendent dans les cryptes des églises déshérités des forces souterraines, ils sont murés dans les fondements. Pan règne au grand jour, mais eux ne sont que les fantômes de minuit. Leur folie, devenue intellectuelle, connaît comme objet de destruction, non pas l'ensemble du monde vivant, mais exclusivement l'homme. Un individu qui aime à torturer les animaux est plus sadique que Sade, que l'on prend trop au sérieux, sans prêter une attention suffisante à sa désarmante naïveté.
Pour obtenir un effet de terreur, Sade accumule trop de scènes épouvantables, qui, moins chargées d'horreurs, auraient eu plus de réalité. Et, - fait caractéristique - après avoir laissé libre cours à son imagination, il se livre à des occupations aussi normales que celles du commun des mortels. Après sa libération, il ne va pas fonder une de ces bandes de brigands, bien qu'aucune époque n'ait été aussi favorable à de semblables entreprises que celle de la Révolution, mais il mène l'existence bourgeoise de poète dramatique, en s'adonnant simplement aux excès habituels auxquels permettent de se livrer les filles des rues et les maisons closes.
Mais revenons à Juliette et à ses délires. Sade est amoureux de ce personnage, il lui accorde richesse, puissance, jouissance, dans des proportions quasi suprahumaines. Il faut le reconnaître, jamais il n'a été créé de figure plus originale, de monde plus singulier. À mi-chemin entre la terreur et le comique, nous éprouvons aussi de l'étonnement, pour ne pas employer ici le terme inapplicable d'admiration. Nous éprouvons aussi de l'intérêt, et trouvons enfin à cette oeuvre, certains mérites.
Juliette a une maison de campagne. Au cours d'une promenade en voiture, elle arrive à la hutte d'un brave homme; elle examine ce petit monde, loue la propreté du lieu, la gaieté de ses habitants, le bonheur de la famille. Pendant l'absence du paysan, elle ferme les portes à clef, met le feu à la maison, et se repaît de la douleur de l'homme qui retrouve les siens carbonisés et tous ses biens détruits. A Paris, elle raconte, toute fière, son exploit à son amie lady Clairwil; mais celle-ci la blâme d'avoir oublié le meilleur : elle aurait dû dénoncer le paysan comme incendiaire et le faire rouer. Ici, comme en d'autres passages semblables, le satanisme atteint à la profondeur. Ce sont bien là des traits de génie.
C'est aussi à lady Clairwill que Juliette doit l'achèvement de son éducation. La Société des Amis du Crime a sa résidence aux environs de Paris. Seuls des débauchés et des criminels du dernier degré y sont reçus comme membres. Comment les horreurs déjà accomplies pourront-elles encore être dépassées ? Non seulement en accumulant de nouveaux délits, mais en faisant usage de la scatologie, de la saleté bestiale, de l'excrémentiel, en recherchant de nouveaux plaisirs dans l'anéantissement de toute dignité, de tout ce qui a de la grâce et de la beauté, de la jeunesse et de la fraîcheur. On pourrait beaucoup pardonner à Sade, mais non pas cette chute dans la coprophagie, le fétichisme coprophile et le viol des enfants, cette sphère, la plus basse de toutes, où il fait descendre les vieillards de son roman.
Pour Juliette et son amie Clairwil, il devient de plus en plus difficile de trouver de nouvelles sensations. La brillante Clairwil parvient à dénicher un moine affligé d'une certaine infirmité et qu'elle ne parvient à posséder qu'en le tuant.
Bernole, en guenilles, s'annonce chez Juliette et lui révèle qu'il est son père véritable. Juliette se sent excitée à l'inceste ; ce crime consommé, elle tue Bernole d'un coup de feu. Un comte lui démontre qu'un débauché peut facilement dévoyer trois cents enfants par an. Ce qui fera neuf mille au bout de trente ans. Si chaque quatrième enfant transmet ses doctrines, après une nouvelle période de trente ans il aura enrichi le monde de neuf millions de disciples du Mal. Telles sont les mathématiques de la mélodie infinie qui font les délices de Juliette et de Sade, son créateur.
On prédit à Juliette que sa première hésitation devant le vice lui portera malheur. Et cet instant vraiment inattendu arrive. Saint-Fond lui confie son projet de dépeupler la France d'un tiers de ses habitants par la famine. Juliette a un mouvement d’ effroi, elle se montre même scandalisée. Poursuivie dès lors par Saint-Fond, elle doit quitter Paris. «O fatale vertu!» s'écrie-t-elle, car c'en est fait des sept millions et de tout le luxe dont elle disposait. Ne jamais plus faillir, tel est l'enseignement qu'elle ne manquera pas d'en tirer.
À Angers elle ouvre une maison de passe pour l'aristocratie. Le comte de Lorsange l'épouse, elle se confesse à lui en Madeleine repentante. Deux années monotones s'écoulent, puis après avoir empoisonné son mari, elle se rend en Italie, où elle est reçue comme une courtisane réputée. Tous les personnages célèbres par leur nom ou par leur richesse affluent chez elle. «C'est là le cas de toutes les Françaises», dit un duc, «on chercherait en vain chez nous une taille, une peau si irrésistibles.»
Sa Majesté de Sardaigne prend feu pour elle. Sa manie est de s'administrer un clystère de ses propres mains. Secondée par un Italien, Juliette ouvre des maisons de jeu. Elle apprend à connaître dans les couvents les formes les plus raffinées de la tribadie. Elle rencontre dans les Apennins le géant Minski, qui mange de la chair humaine et qui s'est fait construire tout un mobilier avec les os de ses victimes. Il surprend les voyageurs et les enferme dans une cave jusqu'à ce qu'ils soient à point pour être servis à sa table.
Voici donc Juliette tombée entre ses mains. Mais elle sait comment le prendre et connaît des jouissances merveilleuses. La chair humaine est servie sur des tables vivantes - des dos de femmes nues, agenouillées; on s'essuie les doigts à leurs cheveux. Juliette s'informe de l'accommodement d'un ragoût particulièrement savoureux. «C'est votre femme de chambre», répond galamment le comte moscovite.
Au dessert, plusieurs femmes sont jetées dans une fosse aux lions, et l'on met en mouvement une machine perfectionnée qui assomme, poignarde et décapite seize personnes à la fois. Juliette commence à s'inquiéter, elle fuit enfin après avoir endormi l'ogre à l'aide d'un narcotique. Elle ne le tue point, car il serait fort dommage de suspendre l'activité d'un tel monstre.
Le séjour à Florence n'apporte rien de nouveau. À Rome, Juliette convie tout le monde à ses orgies, la princesse Borghese, le cardinal Bernis, qui joue un certain rôle dans les Mémoires de Casanova, enfin le Pape lui-même. Elle lui adresse un discours où elle le traite de «vieux singe»; il répond qu'on lui avait bien dit qu'elle avait de l'esprit, mais qu'il n'en attendait pas autant. Pour obtenir les faveurs de Juliette, il devra célébrer des messes noires à SaintPierre. La Borghese incendie tous les hôpitaux de Rome et vingt mille personnes sont carbonisées.
Le royaume de Naples est également un domaine favorable à Juliette et à Lady Clairwil, qu'elle a délivrée des mains d'une bande de brigands. Le roi, beau-frère de Marie-Antoinette, est nécrophile; sa femme, la fameuse Caroline, que Sade nomme Charlotte, est tribade. Peut-être a-t-il voulu peindre lady Hamilton sous les traits de la Clairwil. Les orgies se déroulent dans des paysages classiques, où sont invoquées les mânes de Néron et de Tibère. Les automates phalliques sont une nouveauté pour Juliette et le Théâtre des Cruautés la ravit.
Dans chaque loge se trouvent cinquante portraits de victimes, sept tableaux représentent diverses exécutions et des appareils érotiques. En tirant des cordons, on indique le genre d'exécution et la victime que l'on a choisie. Aussitôt l'exécution s'accomplit sur la scène. 1.176 personnes périssent de la sorte pendant une seule représentation.
Au cours d'une promenade en voiture, Juliette et la Clairwil précipitent la Borghese dans le cratère du Vésuve; orgasme. La reine veut fuir avec Juliette, mais celle-ci la dénonce au roi. Juliette fuit toute seule, en emportant les millions. Elle empoisonne la Clairwil, ainsi qu'un négociant, non point parce qu'il a violé le cadavre de sa fille ou enfermé une femme dans une pièce pleine de serpents, mais parce que Juliette a besoin de son argent.
Nouvelle station : Venise : bordel; portraits de quelques personnages. Le chef d'une bande de criminels regrette qu'il n'y ait point de Dieu et voudrait qu'il existât pour pouvoir l'insulter. Un sénateur amène sa fille au bordel. Mais ce ne sont là que quelques exemples entre mille.
Le bordel est fermé et la fortune de Juliette confisquée. Elle rentre à Paris. Noirceuil, qui a assassiné Saint-Fond, épouse à l'église ses deux fils, Juliette épouse sa fille et-une demoiselle. Cela n'est pas si surprenant; Caligula a bien épousé son cheval. Des meurtres feront disparaître dans la trappe toutes ces marionnettes ; Juliette jette sa fille au feu.
Le récit de Juliette est terminé. Il a coûté bien des larmes à la bonne Justine et Juliette s'en est aperçue. Elle décide avec ses quatre compagnons de punir cette jeune fille sentimentale. Ici, punir signifie toujours assassiner. Un orage se prépare, la nature prononcera elle.même sa sentence. La nature n'est pas propice à la vertu, la foudre tombe sur Justine: joie, orgie.
Afin que le livre finisse bien, Juliette rentre en possession de sa fortune saisie à Venise; Noirceuil devient ministre, le second compagnon, archevêque; le troisième est nommé ambassadeur à Constantinople; le quatrième se voit donner une rente importante. Juliette vit encore une dizaine d'années dans tous les délices du vice.

Exempte de toute crainte religieuse, a-t-elle déclaré, quelques pages plus haut, à Justine, sachant me mettre au-dessus des lois, par ma discrétion et par mes richesses, quelle puissance divine ou humaine pourrait donc contraindre mes désirs ?... La nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre; c'est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon coeur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l'univers sans les lois profondes de l'équilibre; ce n'est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enleve la vertu.
Juliette est une philosophe et dans ses déclamations sur la nature revivent les antiques doctrines d'une religion pré-spiritualiste. De même, dans les ‘Mille et une Nuits’ qui sont moins un recueil de contes qu'une encyclopédie du monde arabe, nous voyons les adorateurs du feu représenter le culte de la nature par opposition à l'Islam qui avait apporté un ordre nouveau.
Le pays de Sade se trouva sous la domination sarrazine à l'époque même où s'élaborèrent les contes arabes. Cette idée n'a fait que me traverser l'esprit, mais si quelqu'un connaît les origines de la race de Sade, qu'il s'y arrête plus longuement.

XI. MOEURS DU SIECLE
I.

Même si l'on ne connaît qu'imparfaitement l'histoire des moeurs du XVIIIe siècle, l'on suppose bien que Sade n'a pas inventé tous les éléments qui composent ses récits. Quelle est dans son oeuvre la part de l'imagination et celle de la réalité, et dans quelle mesure a-t-il transformé cette dernière ? On peut répondre d'une manière générale qu'il a intensifié la réalité jusqu'à l'invraisemblable mais que tout ce qui est vraisemblable dans ses livres, correspond toujours à la vérité historique.
La soeur de Marie-Antoinette, Caroline de Naples, était un mélange de Messaline et de Sapho. Elle entretenait une liaison tribade avec Emma Hamilton, la maîtresse de Nelson, et qui avait eu un passé assez trouble. Hommes et femmes lui étaient également bienvenus.
Selon Gorani, un contemporain, jamais, depuis l'époque romaine, on n'avait vu pareille corruption à Naples. Nelson est allé jusqu'à dire qu'aucune femme n'y était honnête, et que chaque homme y méritait la potence ou les galères. La ville pullulait de vagabonds et de prostituées. Le roi aimait à torturer les animaux. En 1794, trente personnes environ furent tuées dans des combats de rue.
Voilà tout ce que Sade a pu connaître au cours de son séjour Naples ou apprendre plus tard par divers témoignages: moeurs corrompues, contraste de la misère et du luxe, penchants cruels. Mais de là à ses peintures, il y a loin. Au cours d'une fête populaire, il fait périr quatre cents personnes; son Théâtre des Cruautés, où plus de mille personnes sont exécutées pendant une seule représentation, est une pure invention. De même les plans de fuite de la reine. Les documents de l'époque relatent en effet les fêtes orgastiques de la cour, à Pompéi et à Herculanum, mais naturellement aucune torture. Sade charge extraordinairement. Cependant il pouvait trouver partout les éléments de ses peintures.
Les témoignages sur l'immoralité du clergé abondent. Il y avait un département de police qui dressait des procès-verbaux sur les délits ecclésiastiques de cet ordre. D'ailleurs la lecture de ces rapports secrets faisait les délices de Louis XV. Quand il demeurait au Pavillon du Parc-aux-Cerfs, il récitait des prières avec son odalisque, tous deux nus et agenouillés sur un tapis. Les fautes commises par les prêtres, énoncées dans ces rapports de police, sont bénignes : visite d'une prostituée, petits détails.
Les jésuites passaient pour les consolateurs des jeunes veuves riches. En 1728 éclata à Toulon une affaire qui prit les proportions d'un scandale et donna lieu à d'innombrables libelles. Le dossier imprimé du procès, probablement complété par un in-folio de gravures significatives, aurait inspiré à Sade sa Justine.
Un jésuite qui avait installé à Toulon une maison de retraite pour femmes repentantes, avait soumis à ses désirs la fille d'un négociant, à force d'arguments mystiques et de flagellations. La jeune Catherine se trouva enceinte et fit avorter l'enfant. Le recteur fut acquitté, sur quoi Voltaire composa ce quatrain sarcastique:

Le père Girard rempli de flamme
D'une fille a fait une femme
Mais le parlement plus habile
D'une femme a fait une fille.

Les messes de Satan sont certainement les restes de l'antique religion de la nature, aussi déformée par son adaptation à la doctrine chrétienne, que Wotan, devenu un cruel chasseur. Le Moyen-Age accusait tous les hérétiques des pratiques de la messe noire, aussi bien les Albigeois de France que les Adamites de Bohème, qui se réunissaient tout nus, et qui avaient institué la propriété collective des femmes.
Mais la messe noire classique, avec profanation de l'hostie - chez Sade, inserit papa ‘hostiam in penem suum positam anno filiae’ -, est essentiellement un produit littéraire, comme de nos jours chez Huysmans et chez Przybyszewski.
Sous cette forme livresque, la messe de Satan aura frappé l'imagination des prêtres et des nonnes qui l'auront pratiquée de façon diverse, comme par exemple dans l'affaire de la nonne Bavent, vers 1650. La messe noire aura donc été connue de Sade par ouï-dire et il aura avidement recueilli cet autre élément pour la composition de ses ouvrages.
Quant aux couvents de religieuses et les institutions pédagogiques, les moeurs y sont celles de tous les internats, et ne font pas exception à cette règle dûment confirmée par les faits, que partout et à n'importe quelle époque, la continence forcée, pendant la crise de puberté, au nom d'un idéal de vertu, ne fait que favoriser les désordres. Il arrive encore aujourd'hui que, malgré l'inspection scolaire, une maîtresse de pension cherche à trans former clandestinement son institution en bordel.
Le couvent de Panthémont décrit par Sade existait réellement! s'écrie triomphalement Dühren. Mais personne n'admettra sérieusement que l'on puisse généraliser les expériences que font Justine et Juliette durant leurs années de couvent. Entre la tribadie et les inventions de Sade, il y a un abîme.
Que l'atmosphère de Paris ait été imprégnée d'érotisme, cela est indéniable. Mais loin de prendre pour argent comptant chaque racontar qui courait les rues, il faut faire la part de la fantaisie. Sade est extraordinairement crédule, comme tous ceux qui, vivant sous l'empire d'une forte tension sexuelle, trouvent toujours ce qu'ils cherchent. L'érotisme est une forme assez commune d'hystérie légère.
La calomnie est un symptôme de cette sorte d'hystérie. Tous les instincts de bassesse n'attendent pour sévir que le moment où quelque bruit suspect met en cause un individu ou une institution. Chez Sade ces traits de bassesse sont assez marqués et certainement en rapport avec des sentiments d'infériorité éprouvés dans sa jeunesse. Sa rancune recourt jusqu'à la coprophagie.
Dühren est obligé de reconnaître qu'il n'a pu retrouver trace que d'un seul scandale au couvent de Panthémont. Il est dommage qu'il soit si anticlérical et qu'il ne précise mieux ce qu'en fin de compte il veut prouver. Sans doute le XVIIIe siècle fut, selon l'expression des Goncourt, le siècle de la volupté. Mais il est une erreur de vouloir expliquer par la volupté la décadence, erreur que nous avons déjà signalée dans le premier chapitre. Le XVIIIe siècle peut être représenté sous un jour aussi positif que tout autre siècle.
Sade aura probablement connu l'affaire célèbre à son époque des religieuses du Prato, après laquelle le Grand-Duc de Toscane interdit toute relation entre les couvents bénédictins de moines et de nonnes.
Si l'on ramène les élaborations de Sade à leurs éléments, ses exagérations à la véritable proportion des faits, il reste une base fort réelle. C'est particulièrement le cas pour le type du sadique intellectuel de ses romans. Auprès de Lovelace, le plus célèbre personnage de Richardson, séducteur réfléchi et par cela même le plus dangereux de tous les séducteurs, un Don Juan tout en actes et qui chante une chanson à boire, ne semble plus guère qu'un héros naïf et inoffensif.
Lovelace devint souvent un personnage réel en général les viveurs sont des dandys, que ce soit sous l'habit brodé de l'homme de cour ou sous la soutane. de l'abbé; les personnalité plus fortes et plus froides forment le type du roué de grand style, dont le mépris pour les hommes et la cruauté des conceptions, ne sauraient être dépassés. Les Goncourt citent le duc de Choiseul, le marquis de Louvois, le comte de Frise. Philippe-Egalité, duc d'Orléans, qui vota la mort du roi son cousin, - sa voix fut décisive - appartient à cette catégorie.
On cite également des types féminins, des Juliette en miniature, comme certaine marquise de Grenoble. On voit donc que les motifs, les prototypes, les aventuriers, l'ambiance particulière dans laquelle ce monde évoluait, n'auront pas manqué à Sade. Il n'est pas sorti de rien, il a jailli du sol de son époque. Ce qui le distingue des autres écrivains, c'est l'hypertrophie de son génie créateur. Il forme et précise ce qui n'était qu'à l'état diffus dans l'atmosphère de l'époque; mais avec moins de retouches il eût obtenu plus d'effet. Ses personnages ne seraient pas, s'il eût eu plus de liberté, des fantômes, mais des symboles comme Lovelace, plus grands que nature à la vérité, mais non pas monstrueux. Il y a chez Sade un peintre de moeurs de premier ordre; il a bien l'étoffe d'un Balzac et d'un Zola.
On pourrait dire qu'il représente la première tentative de l'esprit français pour donner une expression moderne de Paris, grande capitale, mais il faut dire aussi que cette première tentative a échoué. Il eut quelques concurrents, tels que Mercier et Rétif de la Bretonne, mais ils sont de moindre envergure.
Nous lui pardonnerions toutes ses crudités, car la sauvagerie de la Révolution prouve combien forte était devenue la tension morale. Mais nous ne pouvons lui pardonner son manque de liberté intérieure, l'absence totale du sens des choses positives, de la gravité des situations, de la douleur. Sade est bien l'expression de son époque: mais uniquement de sa volonté élémentaire de destruction, et non pas de son désir de créer de nouvelles formes de vie. Pour cette raison, c'est un esprit négatif.
Le bordel est l'alpha et l'oméga de Sade, son véritable domaine. Cette institution est au centre de son idéologie, et l'objet de sa vénération - cela n'est pas étonnant, chez un esprit qui était persuadé de l'inutilité de l'honnête femme dans la société, qui considérait la fonction de prêtresse de Vénus, comme la plus importante dans l'ordre social et celle qui méritait le plus d'honneurs.
Le ‘Persan’ de Montesquieu nomme Paris la ville la plus voluptueuse du monde et le centre des plaisirs les plus raffinés. Il serait intéressant de savoir si l'organisation rationnelle du luxe et des maisons closes dont parle Sade correspondait à la réalité.
Si nous parcourons les écrivains de l'époque, les relations de voyages, les correspondants de journaux anglais, les mémoires de la maison de Mme Gourdan, (résumés par Dühren), les descriptions de Sade ne paraissent pas si exagérées.
La Gourdan pourvoyait la cour et les étrangers de marque. La Dubarry est sortie de son institution.
On y entrait d'abord au sérail, où douze filles recevaient les voeux de la novice, dont elles fixaient le prix.
Les filles nouvellement arrivées - une armée d'appareilleurs les avait raccolées dans toutes les provinces - étaient baignées à la piscine et subissaient une toilette minutieuse; l'Eau de pucelle, un astringent, était indispensable. Seul le trafic des jeunes vierges était punissable. La Gourdan se faisait livrer de la main-d'oeuvre qui satisfaisait les exigences de la loi; les appareilleurs y veillaient. Un médecin avait inventé une substance qui révélait et guérissait à la fois la syphilis. Mme Gourdan en faisait vacciner les filles de sa maison.
De la salle de bal, des femmes du monde, des prélats, des hommes de robe, qui tenaient à la discrétion, se rendaient dans la maison d'un négociant située dans une ruelle latérale, après s'être déguisés dans une chambre secrète, les femmes en cuisinières, les hommes en soldats, aventuriers, etc. Le paysan qui attendait sa dame chez Mme Gourdan, croyait avoir affaire à une personne de son état, prenait toute liberté sans être intimidé.
L'infirmerie était réservée aux visiteurs blasés. Tout y était disposé pour ranimer les sens: lumière tombant d'en haut, images et livres obscènes; un lit de soie noire, dont le ciel et les parois étaient recouverts de glaces des verges pour flageller, des bonbons cantharidés; les femmes y trouvaient ces boules dont se servent les Japonaises, les consolateurs, dont on faisait le coxmnerce en dehors de la maison, surtout avec les couvents; des redingotes d'Angleterre qui, selon un mot célèbre, sont des armures contre le plaisir et des toiles d'araignée contre le danger.
Dans le salon de Vulcain, se trouvait une machine à la disposition de certains privilégiés, le fils du duc de Richelieu, à Paris, et un médecin à Londres, prétendaient chacun en être l'inventeur, - un fauteuil qui renversait en arrière la personne qui s'y asseyait et immobilisait ses jambes. La chambre était si reculée, que personne ne pouvait entendre ce qui s'y passait. Sade connaissait ces sièges. A Villiers-le-Bel, la Gourdan avait une solitaire maison de campagne pour des filles malades ou enceintes et pour les débauches d'un genre particulier.
En 1773, elle fit une oraison funèbre, relate l'Espion Anglais, en l'honneur de sa compagne Justine Paris; c'était une idée du Prince de Conti. Elle en fit lecture pendant une fête libertine donnée dans la maison de ce Prince. Le titre pourrait figurer dans les Contes drôlatiques de Balzac : «Oraison funèbre de la très haute et très puissante dame Justine Paris, grande prêtresse de Cythère, Paphos et Amathonte, prononcée le 14 novembre 1773, par Mme Gourdan, sa coadjutrice, en présence de toutes les nymphes de Vénus.»
Le dernier conseil que Justine Paris a reçu de ses parents est ainsi conçu: chaque jour est perdu, que tu soustrais au plaisir. Justine suit ce conseil à l'instant même et sur le cercueil de ses parents. Elle entre dans une maison et devient la maîtresse de l'ambassadeur de Turquie. Elle fait de grands voyages en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Italie et apprend à s'adapter toujours au caractère national. L'Anglais est flegmatique, l'Espagnol grave, l'Allemand impétueux. A Rome, elle devient la reine du monde, le centre de la débauche; les princes et les prélats de toute l'Italie la convoitent. Elle souffre de la syphilis, d'où l'épigraphe de l'oraison funèbre

La vérole, ô mon Dieu!
M'a criblée jusqu'aux os.

De retour à Paris, elle ouvre un bordel et finit à l'hôpital. Il est fort probable que Sade connut cette oraison funèbre, dont le souvenir lui aura inspiré le voyage en Italie de sa Juliette.
En 1750, Casanova raconte ainsi sa visite chez Mme Paris:

L'Hôtel du Roule était fameux à Paris et je ne le connaissais pas encore. La maîtresse l'avait meublé avec élégance, et elle y tenait douze à quatorze nymphes choisies, avec toutes les commodités qu'on peut désirer; bonne table, bons lits, propreté, solitude, dans de superbes bosquets. Son cuisinier était excellent et ses vins exquis. Elle s'appelait Madame Paris, nom de guerre sans doute, mais qui satisfaisait à tout. Protégée par la police, elle était assez loin de Paris pour être sûre que ceux qui allaient visiter son établissement libéral étaient des gens au-dessus de la classe moyenne. La police intérieure était réglée comme un papier de musique, et tous les plaisirs y étaient soumis à un tarif raisonnable. On payait six francs pour déjeuner avec une nymphe, douze pour y dîner, et le double pour y passer la nuit. Je trouvais la maison bien au-dessus de sa réputation.
Nous montons dans un fiacre, et Patu dit au cocher: «A Chaillot.» Je comprends Monsieur. Après une demi-heure de course, il s'arrête à une porte cochère sur laquelle on lisait : Hôtel du Roule.
La porte était fermée. Un suisse à grosses moustaches sort d'une porte bâtarde, et vient gravement nous toiser. Nous jugeant gens de mine, il ouvre et nous entrons. Une femme borgne d'environ cinquante ans, mais qui portait encore les restes d'une belle femme, nous aborde et après nous avoir salués poliment, elle nous demande si nous venons dîner chez elle. Sur notre réponse affirmative, elle nous mène dans une belle salle où nous voyons quatorze jeunes personnes, toutes belles et uniformément mises en robes de mousseline. A notre aspect elles se levèrent et firent une révérence très gracieuse. Toutes à peu près du même âge, les unes blondes, les autres brunes ou châtaines: il y avait de quoi contenter tous les goûts. Nous les parcourons en disant quelques mots à chacune et nous fixons notre choix. Les deux élues, poussant un cri de joie, nous embrassent avec une volupté qu'un novice aurait pu prendre pour de la tendresse, et nous entraînent dans le jardin en attendant qu'on vint nous appeler pour dîner. Ce jardin était vaste et artistiquement distribué pour servir les amours et les plaisirs chargés de les représenter. Madame Paris nous dit : Allez, Messieurs, allez jouir du bel air et de la sécurité sous tous les rapports : ma maison est le temple de la tranquillité et de la santé.

L'‘Espion Anglais de l'année’ 1784 mentionne la maison de la Richard qui pourvoyait spécialement les missionnaires, les prélats et autres ecclésiastiques.
La maison d'Isabeau hébergeait des négresses et des mulâtresses. Le système des petites maisons était très répandu. Chaque viveur de la bonne société avait sa petite maison.
Les clubs secrets ne sont pas non plus une simple invention de Sade. L'Ordre de la Béatitude ou des Hermaphrodites était un mélange de franc-maçonnerie et de libertinage. Les noms, les expressions, le cérémonial étaient empruntés à la marine. Les sauveteurs portaient un ancre sur le cour et juraient une fidélité et un secret éternels. Le ton était obscène.
Le Palais Royal de cette époque a été fort bien défini: ville des prostituées. Il fut inauguré pendant la régence, par le duc d'Orléans, qui y organisa ses parties de débauche. Son petit-fils, Philippe-Egalité, le fit transformer vers 1780.
Ses galeries, ses arcades, ses jardins, contenaient toute sorte de théâtres, de maisons de jeu, de magasins, de cafés, de restaurants, d'établissements de plaisirs, où les gens du monde, du demi-monde et le bas-peuple s'entremêlaient.
On y trouvait une gradation infinie de types sociaux; c'était une mine inépuisable pour les connaisseurs. Mercier, dans son Tableau de Paris, dit qu'il aurait aimé voir Lavater pousser ses études en cet endroit. Sans doute, devant une telle profusion de visages et de caractères, le grand physionomiste se serait-il trouvé désorienté.
La nuit, le Palais Royal était ce que Montmartre allait devenir un siècle plus tard et même pire. Rétif de la Bretonne l'étudie en anatomiste. En 1796, il écrit dans Monsieur Nicolas:

On sait que le nouveau Palais-Royal est devenu le rendez-vous universel des émotions, des affaires, des plaisirs, de la volupté, de la débauche, du jeu, de l'agiotage, de la vente d'argent, d'assignats, de mandats et par conséquent le temple de l'observation. Ce célèbre bazar m'attirait donc par lui-même et par les agréments que je rencontrais sur mon chemin.

C'est au Palais Royal que se trouvait cette fameuse allée des soupirs dont on retrouve encore aujourd'hui le nom sur les écriteaux de certaines rues en Allemagne. C'était le marché d'amour de l'Europe ; toutes les conditions, toutes les spécialités y étaient représentées. Que l'on consulte à ce sujet le Palais Royal dè Rétif.
Il y avait là des Sunnamites pour ceux qui voulaient suivre la cure du roi David.
De temps en temps, deux très jeunes filles, absolument saines de corps, et fort bien choisies, couchaient, sans qu'il fût permis de porter atteinte à leur virginité, avec quelque vieillard qui voulait ranimer, à la chaleur de ces enfants sa virilité assoupie. Pour une cure, six filles étaient nécessaires. Elles suivaient un régime d'alimentation spéciale, faisaient beaucoup de promenades et se relayaient souvent. C'est ainsi qu'elles commençaient leur carrière de courtisane.
On eût dit qu'Alexandrie était ressuscitée avec tous ses raffinements, mais aussi, avec toute sa spontanéité hellénique.
C'est à Londres surtout que l'on rencontre l'élément sadique. En Angleterre où il ne parvint jamais à une forme de compromis avec la société tel que dans l'heureuse France, le libertinage a été au XVIIIe siècle surtout, plus brutal parce qu'il avait à rompre de plus fortes entraves. Ce sont des Anglais chargés d'une lourde hérédité, qui se repaissent à la vue des larmes de leurs victimes. Dès le XVme siècle, les Anglais sont connus comme flagellants. Les révélations de la ‘Pall Mall Gazette’ de la fin du XIXe siècle sont assez significatives.
Sade, par son caractère, n'est pas aussi spécifiquement Français qu'on le prétend habituellement. La cruauté française, prouvée par les évènements de la Révolution, procède d'un état affectif. La cruauté de Sade tient plutôt du spiritualisme espagnol, qui, s'il ne les inventa point, perfectionna cependant les tortures de l'Inquisition.