IV. LES ANNEES DE VOYAGE

A l'automne 1856, Prague put de nouveau saluer

Liszt

qui vint y préparer et diriger l'exécution de sa Messe d'Esztergom. Il resta à Prague une dizaine de jours. Il voyait Smetana presque chaque jour, passait chez lui ses soirées, demeurant parfois tard dans la nuit, discutant et jouant, et Smetana, de son côté, lui jouait ses nouvelles oeuvres.

Ces entretiens eurent lieu à une époque où Smetana s'occupait avec une grande assiduité de l'étude de la musique romantique et néo-romantique. Il étudiait non seulement les oeuvres de Schumann et de Chopin, mais encore - de nouveau celles de Berlioz et avant tout celles de Wagner dont il suivait attentivement même les ouvrages littéraires. Ce sont cependant les entretiens qu'il avait eus avec Liszt au cours du séjour de celui-ci- à Prague et deux nouvelles rencontres des deux compositeurs qui se réalisèrent ensuite en Allemagne qui eurent une influence décisive sur l'évolution ultérieure de son oeuvre. Smetana nourrissait depuis longtemps - il est vrai - un sentiment de profonde admiration pour Liszt, mais sa musique s'inspirait jusque là de l'esthétique des compositeurs romantiques. En 1856 cependant il passe dans le camp des partisans artistiques de Liszt comme un protagoniste convaincu du néo-romantisme, tendance la plus moderne de l'époque. Ses entretiens avec Liszt l'incitèrent sans doute aussi à faire valoir ses qualités même en dehors de la Bohême et à quitter pour un certain temps Prague dont l'atmosphère étroite et étouffante ne lui offrait plus rien de nouveau et d'intéressant, d'autant plus que le pays était dominé par le régime absolutiste du chancelier Bach.
Il ne fallut donc qu'une impulsion de plus - ce fut une rencontre avec le célèbre pianiste pragois Alexandre Dreyschodk qui lui parla de ses succès dans les pays scandinaves et notamment à

Gothembourg

- et Smetana se décida. Il faut y ajouter certainement aussi la morne et lugubre atmosphère qui, après la mort des trois fillettes, régnait chez les Smetana, d'autant plus que Madame Catherine, assez malade, n'était probablement plus capable de remplir la vie de Smetana du même charme et de la même joie que quelques années auparavant. C'est ainsi que Smetana, homme avide d'une pleine vie, plein de projets et cherchant des impressions toujours nouvelles, résolut de choisir une nouvelle résidence.
Le
11 octobre 1856 il quitta donc Prague pour se rendre à Gothembourg, une riche ville et port de Suède.

Il y arriva le 17 octobre, et dès le 23 octobre il y donna son premier concert qui remporta un grand succès.
A la différence de plusieurs autres virtuoses et compositeurs tchèques, Smetana ne voulait cependant jamais s'établir définitivement à l'étranger. A proprement parler, il ne s'installa donc même pas à Gothembourg où il ne revenait que de saison en saison, sans jamais interrompre les relations avec sa patrie qui avaient pour lui une importance vitale.
A l'époque où Smetana y arriva, Gothembourg comptait (avec la banlieue) un peu plus de 40.000 habitants. Smetana s'y trouva tout d'un coup dans un milieu absolument nouveau, car les intérêts et les soucis des habitants de la ville différaient entièrement de ceux des habitants de Prague. C'était un milieu de riches commerçants, d'origine allemande ou juive pour la plupart, où les problèmes de religion et de nationalité ne jouaient guère aucun rôle. Ce qui unissait avant tout cette société plus ou moins cosmopolite c'était la puissance de l'argent et de la fortune.
La musique y était considérée comme un art de divertissement, au même titre que la bonne chère, le jeu de cartes et la danse. C'étaient surtout les jeunes filles et les dames de bonnes familles qui s'occupaient de musique - les hommes, pleinement absorbés par les affaires, avaient probablement peu de temps pour se consacrer à cet agrément - et les séances de musique organisées dans les maisons des riches familles enrichissaient comme une sorte de décor la vie mondaine de la ville. La vie musicale au sens propre du mot y était d'ailleurs beaucoup moins riche qu'à Prague. Gothembourg ne disposait pas d'opéra et l'on n'y donnait presque pas de concerts si l'on ne compte pas des récitals occasionnels donnés de temps en temps par des virtuoses de passage, de sorte que ce n'étaient que des représentations périodiques de quelques mauvaises compagnies italiennes de théâtre lyrique qui animaient un peu la vie musicale de la ville.
Dans ces conditions, les mélomanes de Gothembourg surent apprécier rapidement la présence permanente d'un véritable artiste dans les murs de leur ville. Smetana réussit donc à s'y faire rapidement un très bon nom comme professeur de musique et bientôt aussi comme virtuose; comme chef d'un orchestre d'amateurs - Harmoniaka Sällskapet - il put même, un peu plus tard, diriger à Gothembourg un certain nombre d'oratorios.
Quoique Smetana n'eût jamais appris le suédois - il y parlait toujours en allemand - il gagna rapidement les sympathies des classes aisées de la ville. Homme très élégant, vêtu le plus souvent en noir, aux longs cheveux bruns tombant jusqu'au col de son veston, au visage bordé de favoris qu'une moustache et une petite barbe rendaient encore plus expressif, aux yeux ornés de lunettes munies d'un mince cercle métallique, il éveillait l'attention de tout le monde. Comme il était de petite taille, il portait un chapeau haut de forme qui se rétrécissait par le haut et qui était pourvu de bords très étroits, ce qui devait paraître un tout petit peu bizarre.
Grâce à sa personnalité exceptionnelle, le jeune musicien, qui avait de riches connaissances et des convictions esthétiques absolument intransigeantes, mais qui en même temps était un compagnon affable et plein d'esprit et en plus un danseur passionné, conquit donc facilement les faveurs de la société de Gothembourg, qui par ailleurs ne s'occupait que d'affaires et d'argent.
Les jeunes filles de la ville s'éprenaient de leur sévère maître et les dames de Gothembourg aimaient à l'inviter dans leurs salons. À son arrivée, Smetana ne trouva à Gothernbourg qu'un seul ami - un musicien tchèque nommé Josef Capek qui y résidait depuis longtemps de sorte qu'il put le mettre rapidement au courant des problèmes locaux. Bientôt cependant Smetana s'y fit un grand nombre d'amis et plusieurs amitiés qu'il y noua devaient survivre même à son départ définitif de Suède.
Dans un salon de la ville, Smetana fit la connaissance de

Madame Fröjda Beneek

une très belle femme âgée alors de vingt ans. Sa beauté impressionna Smetana dès leur première rencontre, et les deux jeunes gens se lièrent bientôt d'une amitié qui - au moins pendant un certain temps - n'était pas dépourvue d'un fort accent sentimental. L'un voyait dans l'autre un être plein de charme qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de rencontrer. Cela les attirait l'un vers l'autre, non moins qu'une profonde compréhension mutuelle. Plus tard leur affection se transforma en une sage amitié, qui dura pendant de longues années, et Madame Fröjda devait en garder pieusement le souvenir même après la mort de Smetana.
Dans l'oeuvre de Smetana, cette liaison se refléta dans la
Vision au bal, scène de bal en forme de polka écrite pour piano et datant de 1858, dont l'introduction contient, à l'instar de Berlioz, un cryptogramme musical du nom de Fröjda (F E D A, c'est-à-dire fa - mi - ré -la). La polka elle-même provient du début des années cinquante et Smetana ne la modifia, en 1858, que très légèrement, en y intercalant, à deux reprises, le cryptogramme mentionné. La transcription du lied Le Curieux de Schubert, réalisée alors par Smetana, récèle également un écho des tendres lieus qui unissaient Bedrich et Fröjda; cet écho apparaît également - quoique sur un autre plan - dans la grande Ballade pour piano que Smetana commença à écrire eu 1858. Le puissant courant d'un lyrisme ardent et passionné, qui dans la Ballade alterne avec des passages de grande tension dramatique, représente dans l'oeuvre de Smetana quelque chose d'absolument nouveau. La Ballade, qui d'ailleurs demeura inachevée, est intéressante encore à un autre point de vue: on y trouve, en effet, deux thèmes qui réapparaîtront plus tard, comme des thèmes très importants, dans la musique de l'opéra Dalibor.
Smetana s'était rendu, en 1856, à Gothembourg tout seul, ne voulant au fond que tâter, pour ainsi dire, le terrain. Mais en quittant, le 16 mai 1857, la Suède, il revenait en Bohême comme un musicien sûr de lui-même, qui avait réussi à faire valoir ses qualités dans un milieu nouveau et qui avait trouvé à l'étranger une existence beaucoup plus avantageuse que celle que la vie musicale tchèque de Prague (la vie musicale allemande de Prague ne l'intéressait pas) ne pouvait lui offrir.
Smetana arriva à Prague le 24 mai et dès le 20 juin il fut frappé d'un nouveau coup de destin particulièrement dur : il perdit son père, âgé de presque quatre-vingts ans. Aux obséques qui eurent lieu à Nové Mesto nad Metuji, Smetana rencontra sa mère et plusieurs parents, mais il rejoignit bientôt sa famille à Prague où sa fille Sophie se remettait lentement d'une lourde scarlatine.
Et dès le 3 septembre 1857, il repartait pour la Suède, accompagné cette fois de sa femme Catherine et de Sophie. Ils s'arrêtèrent pour quelques jours à Dresde d'où Smetana se rendit à Weimar pour assister, sur l'invitation de Liszt qui le présentait partout comme son meilleur ami, aux fêtes jubilaires organisées à la mémoire de Goethe et de Schiller; il assista, à cette occasion, à la création de deux nouvelles oeuvres de Liszt - la Symphonie de Faust et le poème symphonique Idéaux.

Son séjour à Weimar réussit à le convaincre que la musique avait une grande importance pour la vie sociale; il emportait de Weimar en outre toute une série de suggestions nouvelles.
La vie dans un milieu étranger qui ne lui convenait pas, les dures conditions climatiques et une profonde nostalgie agravèrent sans aucun doute l'état de santé de Madame Catherine. Le séjour de la famille, durant l'été
1858, dans la station climatique de Särö au bord de la mer n'améliora pas la situation de sorte qu'au début de l'année 1859 Smetana se rendait déjà parfaitement compte que la catastrophe était imminente. Madame Catherine, accablée par la maladie et affaiblie au point qu'elle ne pouvait même plus sortir, devenait de plus en plus fréquemment victime d'hallucinations fiévreuses et n'avait plus qu'un seul désir: quitter la Suède et rentrer en Bohême. Smetana termina donc avant le terme son enseignement et, dès que le temps l'eut permis, se mit, accompagné de sa famille, péniblement en route. Or à Dresde il n'était plus possible de continuer le voyage. C'était là que le 19 avril 1859 Madame Catherine rendit le dernier soupir.
Smetana ramena la dépouille mortelle de sa malheureuse femme à Prague et l'ensevelit au cimetière d'Olsany dans la tombe où reposaient déjà ses deux fillettes. La destinée humaine de Madame Catherine ne manque pas de traits tragiques. La fidèle compagne et l'inspiratrice du compositeur dans les années de sa jeunesse et de sa maturation s'éteignit sombrement -n'étant plus qu'une ombre de cette Catherine que Smetana avait si passionnément aimée - au début même du plus grand épanouissement des forces créatrices de son mari...
La mort de Catherine bouleversa profondément Smetana. Rentré à Prague, il confia la petite Sophie aux soins de sa bellemère et voltigea lui-même de lieu en lieu. Il passa un certain temps chez sa mère, visita ses soeurs et quelques parents, mais ne se fixa nulle part pour longtemps.
Secoué encore par la douleur, il reçut, vers la fin de mai, une invitation à assister à un Congrès des musiciens de la Jeune Allemagne qui devait avoir lieu à

Leipzig

sous le patronage de Franz Liszt. Il quitta Prague le 29 mai, du 1er au 4 juin il séjourna à Leipzig et, après le Congrès, il se rendit encore à Weimar où Liszt l'eut invité ensemble avec un petit groupe d'amis. Le 14 juin Smetana retourna par Leipzig et Dresde en Bohême. Les concerts organisés à l'occasion du Congrès (Smetana y entendit pour la première fois, entre autres, l'ouverture de Tristan et Iseut de Wagner, ainsi que les discussions passionnées sur l'art néo-romantique que s'y déroulaient plongèrent Smetana de nouveau dans une atmosphère active et vivante. A Leipzig, il fit la connaissance de plusieurs éminents représentants des nouvelles tendances, parmi lesquelles il faut citer notamment le célèbre chef d'orchestre Hans von Bülow

et le critique russe Alexandre Serov. Ce fut cependant surtout le milieu de Weimar qui, une fois de plus, impressionna fortement le compositeur tchèque; on y joua, en effet, lors d'une matinée, son Trio pour piano, violon et violoncelle, et Smetana y eut l'occasion de jouer à Liszt ses nouvelles oeuvres pour piano et de lui montrer surtout ses deux nouvelles oeuvres symphoniques - Richard III et Le Camp de Wallenstein.
Les seize jours qu'il avait passés de nouveau en compagnie de Liszt et au milieu des artistes professant la même foi que lui rendirent Smetana pour ainsi dire de nouveau à la vie. La vie vint d'ailleurs bientôt réclamer ses droits, brusquement et de façon inattendue...
La belle-soeur de Smetana, Albertine, épouse de Charles, frère de Bedrich, eut alors l'idée d'inviter Smetana à venir passer quelque temps au domaine de son père, François Ferdinandi, à Lamberk aux environs d'Obristvi, dans un pays que Smetana connaissait très bien et qu'il aimait beaucoup.

Smetana s'y plut beaucoup et se sentit très à son aise au milieu d'un si grand nombre de jeunes filles, car les Ferdinandi avaient huit filles. Or ce n'est que plus tard, au début de juillet, qu'il rencontra à Prague la plus jeune d'entre elles

Betty

- âgée alors de dix-neuf ans à peine (elle était née le 10 octobre 1840). Et Smetana prit de nouveau feu. Betty l'enchanta immédiatement tant par sa jeune beauté que par ses manières choisies de jeune dame. Elle était en plus très intelligente, se connaissant fort bien surtout en peinture et en littérature. Cédant aux sollicitations ardentes et réitérées de Smetana et se conformant au voeu de sa famille, elle donna son consentement au mariage qui devait être célébré l'été suivant. Il est vrai qu'elle n'était pas capable d'aimer Smetana du même amour que celui-ci ressentait pour elle et, sincère qu'elle fut, elle ne niait point qu'elle éprouvait pour son fiancé, qui était de beaucoup plus âgé qu'elle, plutôt un sentiment d'amitié qu'un sentiment d'amour. Smetana était toutefois convaincu qu'après le mariage il gagnerait entièrement son coeur. Séparée d'elle pendant plusieurs mois qu'il passa de nouveau à Gothembourg, il était, dans ses pensées, continuellement auprès d'elle, il lui écrivait des lettres pleines d'amour et de passion et fut au comble de joie lorsque Betty lui demanda de lui dédier une polka. Smetana se mit immédiatement au travail et écrivit, en décembre 1859, une polka qu'il intitula Polka de Betty. Par un étrange concours de circonstances, la nouvelle oeuvre devait devenir la dernière parmi les polkas que Smetana eût consacrées au piano, car il la reprit en 1883, au terme même de sa vie, pour la remanier et la doter d'une forme imagée de sublime poésie.
Or ce n'était pas seulement son amour pour Betty qui attirait Smetana de plus en plus vers Prague. Il se rendait en effet compte qu'une série d'indices faisaient présager que

la situation politique en Bohême

$pourrait bientôt changer et devenir plus favorable au développement de la vie culturelle de la nation. L'Autriche vient de perdre la guerre en Italie et ce fait encouragea les nations opprimées par le gouvernement de Vienne à concevoir de nouvelles espérances. Le régime du chancelier Bach traversait une grave crise. Dès le mois d'août 1859, l'empereur fut obligé de renvoyer le chancelier, et bientôt après les autres représentants du régime durent quitter, l'un après l'autre, leurs fonctions. La lettre que Smetana reçut alors du Dr Ludevit Prochàzka, l'un de ses anciens élèves de Prague, et dans laquelle celui-ci demandait à son ancien maître d'écrire pour Prague un certain nombre d'oeuvres chorales persuadait le compositeur qu'un vent nouveau commençait à souffler même dans les milieux tchèques de la capitale de la Bohême. Smetana était particulièrement satisfait en apprenant que les patriotes tchèques ne l'avaient pas oublié et que, à Prague, on comptait donc sur lui.
Après son retour en Bohême, en été
1860, il se mit donc avec enthousiasme à écrire la première version de sa cantate La Chanson Tchèque - destinée alors encore au choeur d'hommes.
Revenu en Bohême,
Smetana épousa le 10 juillet 1860 Betty Ferdinandi; la cérémonie de mariage eut lieu en l'église paroissiale d'Obristvi.

Or lorsque, en septembre de la même année. Smetana, accompagné de sa jeune femme, repartait pour la Suède, il était déjà fermement décidé qu'il retournerait, à la fin de la saison, définitivement à Prague. Et il resta fidèle à cette décision quoiqu'il se sentît cette fois-là à Gothembourg très heureux, étant très content de l'accueil que la société suédoise réserva à son épouse et de la manière dont Betty fit valoir ses qualités dans les milieux mondains de la ville. C'est à Gothembourg également que Smetana apprit la proclamation du Diplôme d'Octobre 1860 dans lequel l'empereur d'Autriche, renonçant au gouvernement absolutiste, promulgait les principes de la nouvelle Constitution de l'Empire. Le Diplôme d'Octobre ouvrait donc aussi la voie à un nouvel épanouissement du mouvement patriotique en Bohême. Smetana clôtura cette fois sa saison en Suède non seulement par un grand concert à Gothembourg, mais encore par une tournée de concerts qu'il entreprit à travers le pays. Et le 19 mai 1861 il rentra à Prague.

La période suédoise

représente dans l'évolution de l'activité créatrice de Smetana une étape particulièrement importante. Elle signifie en effet tout d'abord la fin du long processus au cours duquel il se dégageait progressivement de la conception romantique et poétique de la composition musicale qui sous l'influence de l'oeuvre de Schumann et de Chopin avait marqué ses débuts, pour passer au style néo-romantique représenté alors avant tout par le programme et par l'activité créatrice de Liszt. En outre c'est a cette époque que le langage musical de Smetana, empreint d'une forte teinte nationale, commence à se raffermir et à être caractérisé par une cristallisation précise et originale de certains signes caractéristiques, surtout en ce qui concerne la stylisation de la polka et la mise en valeur de la marche.
Essayons donc d'examiner, en nous plaçant sur ce point de vue, tout d'abord

les oeuvres à programme

que Smetana écrivit à cette époque. Les sujets dont Smetana s'occupait alors étaient relativement variés, et il en élabora plusieurs d'une manière assez détaillée, comme l'atteste par exemple son poème (en deux parties) du Cid et de Chimène pour piano qui, quoique inachevé, présente une grande importance pour son évolution de compositeur parce que le matériel thématique qu'il y utilisa fait présager celui de plusieurs de ses oeuvres ultérieures, l'opéra Dalibor et le poème symphonique Vysehrad en particulier. Parmi les oeuvres capitales que Smetana écrivit au cours de cette période, il faut citer cependant avant tout les trois poèmes symphoniques pour orchestre - Richard III (1858), Le Camp de Wallenstein (terminé en 1859) et Hakon Jrl (terminé en 1861) - ainsi que la grande Scène de Macbeth pour piano (1859) que le compositeur intitula plus tard Macbeth et les Sorcières, mais qu'il ne publia pas, se contentant de nous en laisser une partition écrite au crayon mais élaborée dans tous les détails. Quoique Smetana n'ait désigné aucune de ces oeuvres comme «poème symphonique» (les désignant en effet comme des fantaisies), il est clair qu'il faut les comparer aux poèmes symphoniques de Liszt que le compositeur tchèque connaissait d'ailleurs très bien; et si nous voulons procéder à une caractéristique de la personnalité créatrice de Smetana, une telle comparaison nous paraît absolument indispensable. Il apparaît avant tout qu'en ce qui concerne le choix du sujet, la méthode de Smetana est beaucoup plus limitée, mais en même temps beaucoup plus concrète que celle de Liszt.

Dès le début, Smetana se rend en effet instinctivement compte que le procédé qu'il applique ne suffit pas pour mettre en musique tout sans enfreindre les règles et les possibilités spécifiques du langage musical. Il voyait parfaitement le danger que présentait une description purement extérieure des événements dans laquelle la musique est condamnée à copier pour ainsi dire l'idée poétique sans la créer au sens propre du mot conformément à ses règles organiques, danger auquel plusieurs de poèmes symphoniques de Liszt ne purent échapper. Ainsi bien qu'il s'inspirât, dès ses premiers poèmes symphoniques des idées de Liszt, il n'accepta pas entièrement sa conception, ne favorisant pas une méthode trop descriptive, mais s'efforçant au contraire de généraliser le sujet et de l'exprimer au contraire au moyen d'une méthode purement musicale. Il faut dire en outre que dans le choix de ses sujets Smetana se laissait toujours mener par des impulsions très concrètes et jamais par un simple hasard. Il avait tout d'abord une grande admiration pour Shakespeare - ce qui est très caractéristique pour un compositeur qui plus tard devait faire preuve de sa sensibilité dynamique en premier lieu dans le domaine de la musique dramatique - et c'est à Prague qu'il avait pu assister à une représentation de Richard III, célèbre pièce du dramaturge anglais. Une impulsion très concrète amena Smetana également à écrire Le Camp de Wailenstein: Josef Jiri Kolar, célèbre acteur et metteur en scène tchèque et oncle de la première femme de Smetana, l'invita en effet à écrire la musique pour la mise en scène de la trilogie wallensteinienne de Schiller qu'il se proposait de monter à Prague. Hakon Jarl est enfin l'un des derniers échos du séjour de Smetana en Suède, son sujet étant tiré d'une tragédie, très connue à l'époque, du poète danois Adam Oehlenschläger.
Il résulte de ce que nous venons de dire que dans le poème symphonique
Richard III Smetana ne suivait pas scrupuleusement le déroulement de l'action décrite dans le drame de Shakespeare et ne pensait pas à ses péripéties successives, mais qu'il s'efforçait au contraire d'exprimer le sens général du drame, c'est-à-dire le conflit entre un roi criminel et ses adversaires, la croissance de la puissance du roi qui reposait sur des ruses et sur des meurtres, et la fin tragique mais méritée du monarque. Pour réaliser ce dessein, Smetana put se contenter de deux thèmes dont l'un, traînant et rude, mais aussi élancé et câlin, caractérise le roi, alors que l'autre, très mélodique, reflète les qualités de ceux qui dans la lutte représentent le bien et remportent la victoire finale. Après l'exposition et un large développement, c'est en effet le second thème qui prédomine dans la musique de la dernière partie de l'oeuvre: son coloris, sombre au début, devient de plus en plus triomphant, alors que le thème brisé de Richard résonne en dessous. Néanmoins l'oeuvre s'achève sur un ton mélancolique, comme si le compositeur voulait nous rappeler une fois encore le mal dont la monstruosité ne peut pas être oubliée.
La conception du poème symphonique Hakon Jarl présente une certaine analogie avec celle de Richard III. Ici encore, bien qu'il s'agisse d'une oeuvre plus riche au point de vue thématique, Smetana reprend le thème du conflit entre un usurpateur et ses adversaires, conflit terminé par la défaite du tyran. A la différence de Richard III, Hakon Jarl s'achève toutefois sur une note de réconciliation et de calme.
Nous croyons que nous pouvons nous contenter de cet exposé général quoiqu'il soit évident qu'une analyse musicale détaillée pourrait nous montrer beaucoup plus clairement la logique et la profondeur de la conception musicale de Smetana et pourrait nous amener également à des conclusions plus substantielles concernant le contenu des trois parties dont se compose chacune des deux oeuvres. Qu'il nous soit cependant permis de rappeler ici un principe qui est particulièrement important pour la compréhension de la musique de Smetana et que le compositeur lui-même ne cessait de souligner: Smetana qui était un compositeur de musique à programme par excellence n'était en effet point ami de programmes littéraires larges et détaillés. Il affirmait que la musique ne doit constituer qu'une impulsion fondamentale provoquant l'épanouissement de la fantaisie de l'auditeur et que si celui-ci veut, dans le cadre du programme donné, concrétiser dans son imagination les sensations qui lui viennent de la musique, tout dépend de l'activité de ses propres facultés de perception.
Si
Richard III constituait non seulement par sa conception mais encore par son langage musical, par son chromatisme très poussé et par sa structure harmonique - au même titre que la Ballade et Macbeth que nous avons déjà mentionnés - l'une des oeuvres les plus avancées de l'époque, Le Camp de Wallenstein peut être considéré, parmi les oeuvres que Smetana écrivit à cette époque, comme l'une de ses oeuvres les plus caractéristiques; cette assertion vaut surtout si l'on prend en considération l'évolution générale de son oeuvre. Le fait est d'autant plus intéressant que dans le cas du Camp de Wallenstein il s'agit d'une oeuvre dont le centre de gravité se situe en apparence presque exclusivement dans la description de la situation et qui par suite pourrait se rapprocher dans une large mesure de certaines oeuvres de Liszt. En ce qui concerne la méthode, Smetana évidemment n'avait pas à choisir, car le Camp de Wallenstein qui, chez Schiller, ne constitue qu'une sorte de préface au drame lui-même, ne représente, au fond, qu'une série de scènes illustrant l'atmosphère du drame et décrivant la vie de l'armée de Wallenstein. Or la maîtrise avec laquelle Smetana sait traiter les différentes fonctions du genre musical et qui, dans ses oeuvres antérieures, ne s'était manifestée que très sommairement, apparaît dans cette oeuvre dans toute sa grandeur l'art de traduire la réalité par la musique devient ici un élément essentiel de la construction architectonique de l'oeuvre. L'introduction du poème reflète l'éclat et le bouillonnement de la vie des chevaliers et des soldats réunis au camp. La péripétie qui suit représente l'arrivée des musiciens et la danse des soldats, interrompue par le sermon d'un moine dont la puissante voix est confiée, dans la partition de Smetana, au trombone. Or les soldats se moquent du moine et de son sermon qui disparaît sous les tons d'une nouvelle danse - une polka. Un nouvel épisode représente le calme nocturne du camp, mesuré par les cent pas des gardes. Et puis après la diane, après les fanfares des trompettes, commence la scène finale. On entend une marche qui résonne d'abord dans un pianissimo pour s'épanouir avec un grand élan et un magnifique éclat avant d'être culminée par un brillant thème héroïque. L'armée dont les étendards semblent être agités par une fraîche brise matinale, dont les drapeaux flottent au vent et dont les armes scintillent sous les rayons du soleil, se met en marche. C'est une vision typiquement smetanienne qui dans les oeuvres ultérieures du compositeur sera souvent unie à l'image de la marche triomphale des masses populaires. L'énumération de ces différents épisodes pourrait cependant nous faire croire que louvre ne constitue finalement que leur simple suite. Smetana brave le danger en les composant musicalement et en les classant suivant un ordre logique. La ressemblance de l'atmosphère et du contenu de l'introduction et de la conclusion de l'œuvre fournit à l'ensemble un cadre général sur le plan formel. A l'intérieur de ce cadre, l'unité de la partie médiane est maintenue par un travail thématique très ingénieux. La danse des soldats, le sermon du moine et la polka croissent en effet d'une même base thématique ce qui prête un caractère d'unité à toute la partie médiane de l'oeuvre où seule la scène nocturne apparaît comme une sorte d'intermède. Si enfin la musique de Richard III et de Hakon Jarl ne présente aucun élément national tchèque comme cela résulte logiquement du sujet des deux oeuvres, le Camp de Wallenstein, dont l'action se passe à Plzen, est marqué d'un caractère nettement national non seulement dans les deux scènes de danse, mais encore dans la brillante marche - si typique pour le jeune élan du compositeur - qui contient aussi ce quelque chose d'indicible qui caractérise la conception smetanienne de la musique nationale.
Il est intéressant de noter que les éléments typiquement nationaux du langage musical de Smetana cristallisent aussi - au cours de la période où, vivant à l'étranger, il ne peut que penser à la Bohême - dans la plus importante parmi les oeuvres qu'il ait consacrées à cette époque au piano: ce sont les quatre pièces op. 12 et 13, intitulées
Souvenirs de Bohême en forme de polkas; elles furent commencées vers la fin de 1859 et achevées en février 1860. La nouvelle oeuvre témoigne d'une manière de plus en plus subjective dont le compositeur conçoit la polka de sorte qu'on y trouve de longs secteurs où les traits caractéristiques de la polka disparaissent presque complètement ou n'apparaissent qu'au second plan; en même temps l'oeuvre prouve que Smetana commence à concevoir la polka non plus comme une danse de salon, mais comme une danse nationale et populaire. La dernière polka de la suite - celle en mi bémol majeur - est la plus typique en ce sens. Son idée principale, dotée d'un puissant effect, les vagues chromatiques de ses tierces douces et mélodiques, la tendresse étrange de son épisode pastoral, tout cela fait de la pièce une petite oeuvre qui fait présager les grandes oeuvres ultérieures du compositeur, y compris même le célèbre poème symphonique Par les bois et les prés de Bohême ou le duo De mon pays natal.

La dédicace des quatre polkas est éloquente les deux premières sont dédiées à Fröjda, les deux autres à Betty.
La liste des oeuvres que Smetana écrivit durant la période marquée pas ses voyages et ses séjours en Suède se termine enfin par une étude de concert en sol dièse mineur intitulée
Au bord de la mer, oeuvre analogue è l'Etude en ut majeur de 1858. La pièce ne fut cependant écrite qu'après le retour du compositeur en Bohème, en septembre 1861, mais elle porte un sous-titre significatif Souvenir de Suède.
Cette oeuvre nous amène donc à la description des derniers épisodes des années de voyage de Smetana. Les derniers mois de l'année 1861 et la première moitié de l'année suivante peuvent être considérés comme l'épilogue d'une étape de sa vie et comme le prologue d'une étape nouvelle. Il nous paraît toutefois opportun de séparer ces deux courtes périodes parce que la nouvelle étape qui s'ouvrait alors dans la vie de Smetana ne peut être comparée à aucune phase de son évolution antérieure.
Bientôt après que Smetana et sa femme se furent établis définitivement à Prague, Madame Betty donna à son mari le 25 septembre 1861 - une fille. C'était déjà la cinquième fille de Smetana (la première de Madame Betty), et les parents la baptisèrent Zdenka. Le 19 février
1863, Madame Smetana mit au monde une nouvelle fille, Bozena - le dernier enfant de la famille. Smetana qui dans les premiers mois après son retour en Bohême ne pouvait pas trouver à Prague une solide existence matérielle espérait qu'il réussirait à assurer à sa famille les moyens d'existence en entreprenant de temps en temps des tournées de concerts. Il croyait que cela pourrait lui permettre en même temps de trouver assez de loisirs pour s'adonner à la composition. En octobre 1861, il partit donc pour l'Allemagne et pour les Pays-Bas pour y donner une série de concerts. Or après son retour à Prague, en décembre 1861, il dut constater que le résultat financier de son voyage était pratiquement nul; ce fait n'était d'ailleurs pas dû à un manque de qualités artistiques du virtuose, mais à son incapacité absolue sur le plan commercial, dont il devait faire preuve même plus tard, surtout quand il avait à traiter avec des éditeurs. Dans ces conditions, il accepta une nouvelle invitation à se rendre pour quelque temps à Gothembourg. Il demeura en Suède depuis le mois de mars jusqu'au début du mois de mai 1862, y donnant de nouveau des concerts et des leçons comme au cours des années précédentes. Le 2 mai 1862, il donna à Gothembourg un grand concert d'adieu et retourna en Bohême. Ce fut le dernier concert que Smetana eût donné à l'étranger et il clôtura en même temps à titre définitif la période de ses «années de voyage».