Opéra de Zurich, octobre 2006. Thomas Hampson, esthète dégoûté sur la
scène du monde défie le diable, séduit la duchesse de Parme, ose
envisager l'éternité... profil de savant fou, à la fois Dracula sans
âge et Don Quichotte halluciné, le baryton américain relève le défi
d'une partition captivante et énigmatique que laissa inachevée Ferrucio
Busoni. Dans la fosse, Philippe Jordan créé la surprise. En dirigeant
la version complétée par Jarnach en 1925, sa direction architecturée et
millimétrée reste fluide, rehaussée par l'expressionnisme suggestif de
la mise en scène de Kluas Michael Grüber. Production événement!
Retour aux sources zürichoises
C'est comme un retour aux sources: Busoni a composé son
Doktor Faust
à Zürich, quand, italien par son père, allemand par sa mère, il n'avait
plus de patrie désirant l'accueillir pendant la première guerre
mondiale (les deux nations étaient opposées). Il préféra donc s'exiler
en... Suisse. Voici donc une partition qui était désignée pour la scène
de l'opéra zürichois. Retour aussi dans un foyer connu du jeune chef
Philippe Jordan lequel a été apprenti musicien au Conservatoire de
Zürich, et membre de la chorale Zürcher Sängerknaben... Le document
vidéo tout en permettant au maestro de se confronter à une partition
qui n'est pas des plus faciles (le nouveau langage contrapuntique et
harmonique de Busoni, ses dispositifs physiques et expérimentaux
nécessitant un choeur dans les coulisses sont un casse-tête pour tout
directeur musical!) , dévoile sa jeune maestrià dans une production
enregistrée en 2006. Rappelons que
Philippe Jordan a été nommé chef musical principal de l'Opéra de Paris,
à la demande du successeur de Gérard Mortier, Nicolas Joel qui prendra
la direction des deux scènes parisiennes, en septembre 2009.
Opéra mystique et philosophique
"
Donne moi le génie et ses souffrances... je veux être un homme libre",
déclare Faust à Mephistofélès. Tout tient à ces quelques paroles
énoncées dans le deuxième tableau, quand la créature de Lucifer paraît
au vieillard décrépi, vieil animal dégoûté de la vie et surtout... des
hommes. Busoni, âme intrépide, défricheur des formes invisibles, à la
fois mystique et d'une forte exigence spirituelle, hésita longuement
avant de mettre en musique, sa propre version du mythe de Faust.
Leonardo da Vinci, Don Juan, Merlin furent ses premiers sujets
désirés... il s'agissait dès le départ d'exprimer les fruits d'une vie
faite d'interrogations et de réflexions souvent inquiète sur la
condition humaine. Dans sa quête philosophique, qui inspire à l'homme
sa vie et sa carrière de pianiste (virtuose) et de compositeur,
Busoni pose la question fondamentale: la connaissance ou le
pouvoir, comme la satisfaction de tous les désirs, permettent-ils
d'atteindre la vérité finale de toute chose? Qui est le maître, de
l'homme ou de son destin? Le savoir et la connaissance n'altèrent-il
pas en définitive toute liberté en effaçant l'état d'insouciance?
Busoni/Faust nous délivre sa propre expérience, au cours des tableaux
assemblées ici, héritage d'une écriture qui n'a pu être menée à son
plein achèvement, Busoni étant mort avant de mettre en ordre ses
esquisses pourtant avancées. Le témoignage est vibrant, tendu, inscrit
plus en forme d'interrogation que de réponse. C'est une scène ouverte
et un théâtre qui n'a pas résolu la question de sa forme fixe.
En suivant les lignes de force développées par Goethe, Busoni s'en
détourne aussi, en écrivant son propre livret, d'après une pièce
populaire pour marionnettes édité par Karl Simrock. Il lui fallut ainsi
seulement 6 jours (de "fièvre") à Berlin pour accoucher de son texte
(1920). Il vivait alors dans la ville allemande où il dirigeait une
classe de composition.
Scène de l'irréel
En proie aux visions de l'autre monde, Busoni privilégie le
fantastique, le surnaturel, l'irréel. Ainsi par magie, et après avoir
signé le pacte qui le lie à Méphistofélès, Faust se transporte dans un
autre monde, celui de son imaginaire dans lequel ses fautes et ses
péchés sont effacés comme par enchantement et non sans un certain
cynisme. Le prix en
sera
d'autant plus lourd à payer en fin de traversée. Faust commandite le
meurtre du soldat qui voulait atteindre à sa vie pour venger l'honneur
de sa soeur (il est question évidemment de Marguerite, mais celle-ci
n'est pas nommée comme telle dans le texte de Busoni)... Thomas Hampson
captive par son jeu expressionniste, à la Murnau, yeux écarquillés,
mine horrifiée et haineuse, fixation hallucinée, âme faillible pénétrée
par un désir irrépressible (à l'égard de la duchesse de Parme...). Quel
sens du théâtre, quelle palette d'émotions et d'expressions, alternées
brutes sans ménagement, avec maestrià, continuement négociés et à
mesure humaine: jamais le style de l'acteur ne confine à la mièvrerie
ni au surinvestissement... Dévoré par la peur panique de manquer de
séduction ou de pouvoir, le savant nage entre folie, inconscience et
délire, toute son action à la fois superbe et dérisoire, mais aussi
froide et cynique, est magistralement investie par le baryton
américain. Dès le premier tableau, quand les trois étudiants de
Cracovie se présentent à lui, annoncés par son serviteur Wagner, comme
une réponse à l'énigme qu'il a lui-même posée, Faust déclare "
le temps file et il est impossible de le rattraper"...
Voilà la clé de la quête malheureuse et tragique du vieux solitaire: en
pensant abolir la course du temps, et réécrire son histoire, Faust
possédé par ses désirs, provoque à rebours sa propre fin, éprouvant au
final, la vanité de toute ambition, car "
il n'a pu faire le bien qu'en fonction du bien qu'il a lui-même reçu"... En définitive, le Faust busonien s'est interdit tout salut en s'isolant par vanité et par imposture.
Si l'oeuvre est restée fragmentaire, laissée inachevée par Busoni, mort
pendant sa composition, en 1924, l'idée maîtresse de la partition
demeure explicite. L'opéra, complété par son élève Philipp Jarnach, a
été créé à Dresde en 1925. Même s'il existe aujourd'hui, depuis 1985,
sous la plume d'Anthony Beaumont, une version différente, qui s'appuie,
plus respectueuse, sur les esquisses musicales du compositeur, c'est la
version Dresdoise de 1925 qui est ici abordée par Philippe Jordan.
Précisément parce qu'elle pporte une conclusion offrant une réelle
dimension dramatique.
La mise en scène de Hans Michael Grüber insiste
sur la stature du savant (la scène représente un cabinet d'alchimiste),
comme sur l'être désabusé, frustré contradictoirement par sa
connaissance prodigieuse, en proie aux forces les plus
obscures
du psychisme. Ce profil de vieux lion solitaire prend évidemment sa
source dans la vie même de Busoni qui vit à Zürich, comme un fauve dans
un refuge trop étroit. Le déploiement scénique donne cohérence aux
couleurs et aux formes du surnaturel. La direction de Philippe Jordan
se montre fine, mesurée, suggestive même si parfois elle manque de
vertiges et de souffle. Mais l'équilibre entre voix et fosse est
magnifiquement respecté, produisant grâce à l'intelligence scénique de
Grüber, un spectacle convaincant. D'autant que vocalement, l'ensemble
du plateau, dominé par la présence lunaire et habitée de Hampson,
éclaire toutes les noirceurs d'une partition qui frappe comme un énigme.
Dans les bonus vidéo, deux entretiens retiennent
l'attention et renouvellent un exercice souvent bâclé par les
réalisateurs. Philippe Jordan explique en quoi l'oeuvre est un défi
pour les chefs comme pour les metteurs en scène: irrésolue,
énigmatique, c'est une porte ouverte à l'imaginaire.
Le
jeune chef suisse précise surtout pourquoi il préfère la version
Jarnach qui même si elle suit moins scrupuleusement les esquisses
manuscrites de Busoni, s'avère plus inspirée, digne du matériel
antérieur laissé par son maître. De son côté, Thomas Hampson lors d'une
conférence de sensibilisation donnée à l'Opéra de Zürich revient sur
l'un des rôles importants de sa carrière: avant Zürich, il a déjà
incarné le Faust Busonien en 1999 à Salzbourg dans la mise en scène de
Peter Mussbach. Vivant, et lui aussi, d'une certaine manière habité par
la démesure du personnage, le baryton se montre inspiré par les
questions posées.
Au final, qu'avons-nous? Une oeuvre aussi méconnue que fascinante,
interrogeant les formes et le sens de la musique théâtrale, des
interprètes engagés, une mise en scène qui tout en soulignant la part
de fantastique et de surnaturel du sujet, sait demeurer limpide: cette
version vidéo est un nouveau titre incontournable de cette fin d'année
2007!
Ferrucio Busoni: Faust (version Jarnach, 1925)
Thomas Hampson (Faust), Gregory Kunde (Mephistopheles), Günther
Groissböck (Wagner), Sandra Trattnigg (Die Herzogin von Parma)...
Choeur et orchestre de l'Opéra de Zürich.
Philippe Jordan, direction musicale.
Klaus Michael Grüber, mise en scène. Filmé en octobre 2006.
Extrait vidéo mis en ligne sur la homepage de classiquenews.com:
dans
l'extrait mis en à ligne sur notre page d'accueil, (Scène finale.
Durée: 3mn), Faust est arrivé au terme de sa carrière, sommé d'en finir
avec sa longue quête de sens. Agent du destin, Mephistophele
paraît et lui signifie clairement le terme de l'échéance. Le vieil
homme accablé et exténué implore en vain, sa grâce... au comble de la
désespérance, il reconnaît dans le bébé qui lui a été remis, la
possibilité d'une renaissance. L'enfant qui grandira pourrait sauver
l'humanité condamnée. C'est l'espoir que chaque ancien fonde dans les
générations futures. A tort ou à raison.
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Crédits photographiques: (1), (2) et (3) trois portraits de Ferrucio Busoni (DR). (4) Philippe Jordan (DR)