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Harry Halbreich

ZEMLINSKY, LE CREPUSCULAIRE

(pp. 96-103)

Oublié de son vivant
(pp. 98-100)

Pourquoi cet oubli?
(p. 100)

 

 

Oublié de son vivant

 

Rentré à Vienne, d'où l'Anschluss le chassa vers l'exil américain cinq ans plus tard après un bref transit par Prague, Zeminsky connut la suprême amertume de tomber dans l'oubli de son vivant. Ses dernières grandes œuvres furent posthumes: l'admirable «Quatrième Quatuor», hommage à Alban Berg récemment disparu et à sa «Suite lyrique» (elle-même citant et le titre et un thème de la «Symphonie lyrique» de Zemlinsky!), longtemps considéré comme perdu, ne fut publié qu'en 1974, et l'ultime opéra, Le Roi Candaule, vit les feux de la rampe (puis du CD) il y a deux ans à peine, après qu'Antony Beaumont eut complété I'orchestration de la seconde moitié de la partition, que le compositeur, découragé, avait abandonnée.
Il parvint à New York à la Noël de 1938, âgé de soixante-sept ans, usé, abattu, incapable d'affronter la dureté de la vie américaine, et ne parlant de plus pas un mot d'anglais. Schoenberg l'avait précédé de près de quatre ans outre-Atlantique, célèbre, un peu plus jeune et en assez bonne santé, capable donc de se recréer, non sans mal, une nouvelle existence californienne. Zemlinsky, très éprouvé, essaya courageusement de lutter, mettant même en chantier un nouveau grand opéra, «Circé», après qu'on lui eut fait comprendre qu'aucune scène lyrique de la puritaine Amérique n'admettrait l'indispensable scène de nu du «Roi Candaule».
Mais en mars 1939 il fut terrassé par une sévère crise cardiaque, dont il ne se remit jamais, et qui fut suivie d'autres, plus douloureuses encore. Tout travail devenu impossible, il ne quitta plus guère son lit jusqu'à la fin de ses souffrances, le 15 mars 1942, à Larchmont, près de New York. Dès lors son nom fut enseveli sous d'épaisses ténèbres, qui se prolongèrent jusqu'à la fin des années 1970.
Et pourtant il avait joui très tôt de l'admiration de ses pairs, Schoenberg en tête, qui lors d'un hommage collectif à l'occasion de ses cinquante ans en 1921 avait affirmé: «Zemlinsky peut attendre». Et en 1949, sept ans après la disparition de Zemlinsky, son ex-élève et beau-frère affirmait encore: «J'ai toujours fermement cru qu'il était un grand compositeur, et je le crois encore toujours fermement. Son temps viendra peut-être plus tôt qu'on ne le pense». Et il poursuivait par un éloge enthousiaste de son génie de compositeur d'opéras, à son avis sans égal depuis Wagner quant à la noblesse des idées et du message. Mais durant ses années de succès, Zemlinsky avait été beaucoup plus admiré comme chef d'orchestre que comme compositeur.
En 1964, Strawinsky lui-meme déclarait sans ambages: «Je crois que parmi tous les chefs d'orchestre que j'ai entendus, je définirais Zemlinsky comme le plus grand, répondant aux plus hautes exigences, et c'est là un jugement mûrement réfléchi. Aucune interprétation des opéras de Mozart ne m'a vraiment enthousiasmé jusqu'à ce jour où j'entendis 'Les Noces de Figaro' sous sa direction, à Prague.» Et de même il ne comprit vraiment le «Freischütz» de Weber qu'après l'avoir vu à Prague sous la direction de Zemlinsky. Le metteur en scène Louis Laber, responsable de ces spectacles, raconte: «Son visage lorsqu'il dirige! Au pupitre, il mime tout l'opéra, tous les rôles; il rit, adopte le sombre visage d'Alberich, joue la dignité majestueuse de Wotan, cisèle les lignes gracieuses du duo Papageno-Papagena, etc. ». Les rares témoignages que le disque nous a préservés, réédités en CD, confirment amplement ces jugements.
Mais étrangement, là aussi, Zemlinsky joua toute sa vie les «seconds couteaux». A Vienne, pendant que Mahler, puis son ennemi Weingartner (qui s'empressa de retirer du programme «Der Traumgörge» de Zemlinsky, déjà mis en répétitions, ce qui retarda sa création jusqu'en...1980: là aussi, on crut longtemps la partition perdue) officiaient à la prestigieuse Staatsoper, Zemlinsky faisait de l'excellent travail à la Volksoper, deuxième scène de la capitale, où il révéla notamment aux Viennois «Arinane et Barbe-Bleue» de Dukas et «Salomé» de Strauss, cette dernière écartée d'abord de la Staatsoper par la censure impériale.
De 1911 à 1927, il travailla à Prague, second foyer culturel de l'Empire des Habsbourg, puis, bientôt, capitale de la République tchécoslavaque indépendante. Il y assura la direction de l'Opéra allemand, seconde scène lyrique de la ville (c'est moi qui souligne!), et ce fut l'apogée de sa carrière tant de chef que de compositeur, jalonné par plusieurs créations importantes, dont celle d'«Erwartung» de Schoenberg en 1924. Les tensions linguistiques croissantes entre la majorité tchèque et la minorité allemande de Prague (attisées par les Nazis sudètes) amenèrent Zemlinsky à accepter l'invitation de son cadet Otto Klemperer à venir l'assister comme second (!) chef à la Krolloper de Berlin, scène d'avant-garde à l'éclat de laquelle il contribua largement avant sa fermeture sous la pression des Nazis (pourtant pas encore au pouvoir) dès 1930.
Une de ses dernières apparitions au pupitre avant qu'Hitler ne le chasse d'Allemagne concerne quelques représentations du très controversé «Mahagonny» de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Zemlinsky quitta le Reich en tant qu'«Entartete», Juif et le reste... Il ne devait plus jamais occuper de poste fixe comme chef d'orchestre, ayant refusé après la fermeture de la Krolloper une offre à Wiesbaden, afin de pouvoir se consacrer entièrement à la composition. Après tout, il approchait de la soixantaine...
Compositeur génial et méconnu, chef d'orchestre génial et davantage reconnu (mais il n'avait pas l'étoffe d'une vedette), pianiste non moins admirable, musicien complet en somme, il fut aussi unanimement admiré comme enseignant. Parti pour Prague alors que son jeune élève prodige Korngold n'avait que treize ans, il demandait plaisamment à son élève, qui poursuivait ses études sous la férule du très conservateur Hermann Graedener: «Très bien, et fait-il aussi des progrès?...» Exemple entre cent des témoignages d'un humour très fin pouvant aller jusqu'à l'ironie la plus acérée, bien que sans aucune méchanceté.
 

Pourquoi cet oubli?

 

Voilà donc, succinctement exposés, les éléments du «cas Zemlinsky». Et maintenant les questions affluent: comment un artiste aussi génialement doué eut-il une carrière publique aussi décevante, suivie d'un long oubli total? Les réponses, pour autant qu'on puisse en fournir, sont d'ordre humain, bien que, nous l'avons vu, la malchance et les circonstances politiques s'en soient trop souvent mêlées... Proie rêvée des caricaturistes, qui s'en donnèrent à cœur joie, I'homme était petit, d'une extrême maigreur, et plutôt laid, avec un nez en bec d'oiseau aigu, effilé et proéminent, des lèvres minces, un visage tôt ridé surmonté d'un éternel lorgnon et précédé d'un non moins éternel gros cigare.
Alma Mahler (encore Schindler à l'époque) fut son élève passionnée et hyper-douée, et pendant un temps au moins leurs sentiments ardents furent réciproques. Mais lorsqu'elle choisit Mahler, pourtant de onze ans plus âgé que Zemlinsky, et de près de vingt ans son âmé à elle, elle décrivit son professeur, avec toute la cruauté dont elle était et demeura toujours capable, de «gnome hideux, sans menton et sans dents, sentant le bistrot et mal lavé». La laideur physique, I'échec amoureux, la femme fatale et inaccessible, I'apparence cachant la réalité de l'être, et, corollaire de tout cela, la fuite dans le monde du rêve, devinrent autant de leitmotive de l'inspiration zemlinskienne, autant de complexes mis en travers de sa réussite sociale et artistique.
ASO 186, pp. 98-100
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