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John Deathridge

Légende de deux héros 

A propos de la difficile naissance du «Ring#

 

 

 

Conçu en 1848 comme un commentaire allégorique sur l'agitation sociale, le «Ring» continue, 150 ans après sa conception, à nourrir les controverses. Une étude récente des premières esquisses de Wagner révèle une surprenante évolution dans ses idées sur l'amour, le pouvoir et la propriété.

 

S'attacher au détail dans le cadre d'une étude sur Wagner a toujours été un sûr moyen de faire naître la controverse. Wagner lui-même n'avait que mépris pour ces …spécialistes» qui s'intéressent davantage aux petits riens qu'aux vrais problèmes. Il n'avait pas non plus de temps à perdre avec les critiques, notamment si ces derniers se plaisaient à relever un manque de 'logique' dans ses ouvrages dramatiques ou des incohérences dans sa manière de présenter sa vie à la postérité. Les vautours trouveront toujours de quoi se nourrir dans l'intrigue du «Ring» - qui ne brille guère par sa cohérence ni par sa logique - et dans les circonstances relatives à la vie de Wagner censées y trouver leur reflet. Anarchiste, adultère, fasciste - rares sont les épithètes qui n'ont pas été utilisées pour faire du compositeur du «Ring» le démon par excellence du XIXe siècle. Au cours des vingt dernières années de sa vie, Wagner s'est attaché à dissimuler au public les taches qui salissaient sa réputation. Comme il fallait s'y attendre, cela n'a eu pour résultat que d'attirer encore un peu plus l'attention sur ceux de ses biographes qui se sont donné pour but de les mettre en lumière.
Le rôle joué par Wagner au cours de la révolution de Dresde en 1849, ses aventures extra-conjugales, son virulent antisémitisme ne sont que trois des nombreux sujets auxquels les chercheurs se sont récemment intéressés, explorant les écrits autobiographiques de Wagner et prouvant, sans aucun doute possible, qu'ils relevaient, comme Nietzsche l'avait toujours dit, de la «fable convenue».
Mais une étude clinique sur les incohérences du «Ring» ou une dissection de la vie de Wagner visant à présenter le compositeur sous une plus juste perspective laissent de côté les vraies questions. Ainsi «Mein Leben», l'autoblographie de Wagner, fut-elle écrite dans l'intention de livrer à sa famille et à ses proches amis «la vérité à l'état brut». En réalité, le compositeur finit par bâtir, à partir des «faits», de son existence, une histoire absolument fascinante pour la postérité; sans pour autant mentir, il se contenta d'en estomper les contours et d'en renforcer les aspects spectaculaires, à tel point que l'on risque, à vouloir remettre leur exactitude en question, de passer pour vulgaire ou mesquin. Pour éviter à sa blographie le traitement glacial de l'histoire, Wagner en a fait une œuvre d'art.
L'historien qui coupe ces mêmes faits de tout le «bruit» qui les entoure court cependant le danger de tout simplement détruire l'illusion. D'un autre côté, maintenir l'illusion en faisant de la vie de Wagner une biographie romanesque, c'est aussi rendre un mauvais service au compositeur. Wagner voulait que l'histoire le consume esthétiquement, et l'historien peut soit accepter soit refuser d'accéder à son désir. Mais ce n'est qu'en respectant la stratégie artistique de Wagner tout en en dévoilant le mécanisme que nous pouvons vraiment commencer à mieux le comprendre.
Le «Ring» fut tout d'abord conçu, à la fin des années 1840, comme un commentaire allégorique sur l'agitation sociale. L'œuvre n'allait pas tarder à devenir une parabole qui, par le biais d'énigmes et de conflits personnels, noya le politique dans une sorte de poésie philosophique dépassant largement le cadre de la révolution de 1848-1849 qui en avait été la première source d'inspiration. Cela ne veut pas dire pour autant (comme on l'entend bien souvent encore) que Wagner retourna alors sa veste politiquement. ll n'est que de lire ses lettres pour voir qu'il ne cessa presque jamais de croire à cette forme particulière d'idéalisme révolutionnaire qu'il s'était forgée, même s'il dut partiellement la renier en public. Idéalisme qui avait de toute façon toujours été bien éloigné de la rigueur d'une véritable analyse politique, sauf dans le domaine de son art: à la fin des années 1840, Wagner rédigea des projets détaillés visant à la réforme des institutions dans le domaine de l'opéra. Avant même la révolution de 1848, Wagner ne faisait qu'un de ses convictions politiques et de la quête utopique d'un nouveau genre de théâtre; il avait la certitude inébranlable que l'art pouvait relléter une vérité d'un autre genre sur la société, moins précise et pourtant (quels que fussent les paradoxes et les contradictions qui l'occultaient souvent) plus suggestive et beaucoup plus riche.
La discussion sans fin qui porte sur la question de savoir si Wagner voulait donner une conclusion «optimiste» au Ring, à la Feuerbach, ou «pessimiste», à la Schopenhauer, n'a jamais pris en considération la possiblité qu'elle pourrait être les deux à la fois, et bien plus encore. Ce n'est pas non plus chose facile d'expliquer pourquoi, alors que les héros sont morts et la société détruite, la tragédie du «Ring» se termine, à l'évidence, sur une note triomphante. Si le projet initial de Wagner fut une allégorie politique aisément compréhensible, il aboutit finalement à une énigme digne du sphinx qui tenait moins de la volte-face* intellectuelle que du kaléldoscope de symboles contradictoires, et à un prodige d'imagination esthétique faisant preuve d'une réelle virtuosité, mais œuvre d'art avant tout.
 

La distorsion autobiographique

 

Le récit que Wagner fait lui-même des débuts du «Ring» est admirable de simplicité. Au lendemain de la révolution de 1848, il décide d'écrire une pièce de théâtre parlé sur l'empereur Frédéric Barberousse, de la famille des Hohenstaulen. Au cours de ses recherches sur Barberousse, il lui vient à l'idée que ce dernier n'est autre qu'une «réincarnation dans l'histoire de son lointain ancêtre paîen Siegiried». Par la suite, dans un essai qu'il prétend avoir écrit pendant l'été 1848, «Die Wibelungen», il ne tarde pas à découvrir un (faux) lien entre les Stauffer, c'est-à-dire les Gibelins, et les Nibelungen (aussi appelés, pense-t-il, Wibelungen), ce qui le conduit à choisir Siegfried comme sujet possible d'un nouvel opéra. Pièce de théâtre ou opéra? Histoire ou mythe? Dès octobre 1848, il choisit l'opéra et le mythe, le Ring est né.
C'est en fait deux ans plus tôt que Wagner avait commencé à penser à un ouvrage sur Barberousse, ouvrage dont il n'avait toujours pas terminé l'ébauche fin 1848 (voir la chronologie). ll n'avait pas encore écrit «Die Wibelungen» lorsqu'il parla à deux de ses confrères, Eduard Devrient et Robert Schumann, d'un projet d'opéra sur Siegfried, en avril et juin 1848 (or, dans «Mein Leben», il déclare qu'avant octobre 1848 il n'avait encore révélé ce projet «à qui que ce soit»). De plus, la première esquisse qui nous reste de «Die Wibelungen» est étonnamment tardive - on peut la dater sans risque de se tromper d'au moins début 1849 - et elle utilise le terme Gibilinen (sic) au lieu de Wibelungen (Wagner ne perçut la prétendue relation entre Wibelung et Nibelung qu'après avoir mis en chantier le projet du «Ring»). Dans ses «Oeuvres complètes», publiées au début des années 1870, Wagner prit soin de faire figurer «Die Wibelungen» avant (et non après) un scénario du «Ring» tout entier, intitulé à l'origine «Die Nibelungensage».
Ce qu'il ne dit pas alors à ses lecteurs, c'est qu'il omettait quelques paragraphes à la fin de «Die Wibelungen», dont cette apostrophe:«Quand reviendras-tu, Frédéric, magnifique Siegfried! pour tuer l'horrible dragon dévoreur d'homme?» (en laissant ce passage à la gloire de Frédéric, et non de Siegfried, Wagner aurait pu sembler impliquer que la chronologie était quelque peu différente.) Le comble, c'est que Devrient écrit dans son journal, le 22 février 1849: «Le Kapellmeister Wagner nous a lu un essai historico-philosophique dans lequel [... ] il s'attache à montrer que dès les sources les plus anciennes des légendes la domination du monde est liée à un sentiment d'enthousiasme et d'élévation morale. Frédéric ler émerge comme l'incarnation la plus puissante qui soit de cette idée -personnage d'une immense et merveilleuse beauté. ll [Wagner] veut écrire une pièce sur Frédéric.»
Cette succession de faits et de citations à l'état brut jette une lumière sévère sur l'histoire de Wagner. D'une part, il semble certain que l'essai «Die Wibelungen» a succédé au scénario de la légende du Nibelung, et non l'inverse; et même si «Die Wibelungen» a été mis par écrit en 1848 dans un document à présent perdu, pourquoi Wagner est-il resté sans en parler jusqu'en février 1849? D'autre part du moment que l'intérêt de Wagner pour Frédéric n'avait pas disparu en 1849, sa décision, en octobre 1848, d'utiliser la saga de Siegfried ne peut pas avoir été délinitive - si l'on tient pour vraie son hésitation entre histoire et mythe. Nous ne voulons pas dire par là que Wagner perdit alors tout intérêt pour Siegfried. Le point crucial - où Wagner introduit une distorsion - c'est qu'à ce moment-là Siegfried ne représentait qu'une mythologie parmi bien d'autres présentes à l'esprit de Wagner et d'égale importance pour lui.
Entre les mains du compositeur, Frédéric n'était pas un personnage qui relevait de l'histoire mais, tout comme Siegfried, du mythe. Et il en allait de même pour Jésus, Wieland, Baldur, Achille et bien d'autres. Les idées socialistes de Wagner sur l'amour, le pouvoir et la propriété s'attachaient à un sujet puis à un autre en oubliant presque le contexte dans lequel elles s'inscrivaient. Chrétien, paien? Grec, romain? C'était apparemment sans importance pour Wagner.
 

La Mort de Siegfried

 

Cette analyse, qui sans hostilité aucune dévoile une imposture autobiographique somme toute modeste, en fait également ressortir tout l'intérêt. Si l'on oublie tout le « bruit », on se rend compte que l'hésitation de Wagner ne portait pas tant sur un choix entre histoire et mythe que sur une sélection entre différentes sortes de mythologies qui, du point de vue de leur utilisation artistique, étaient par essence identiques. Les procédés de Wagner l'allégoriste - « par lesquels tout peut prendre le même sens que n'importe quoi d'autre» (Adorno) - ne sont nulle part plus évidents que dans ses travaux littéraires de 1848-1849. Les Wibelungen sont des Nibelungen, le Graal, c'est le Trésor, Frédéric, Siegiried, et Siegfried, le Christ. Mais Wagner ne s'en tint pas là. Non seulement permit-il à ses symboles de se fondre les uns dans les autres, mais il brouilla également les limites entre ses œuvres.
Comme le fait remarquer Morse Peckham, le «Ring» commence réellement là où «Lohengrin» se termine. Le cor, l'épée et l'anneau que le héros transmet au nouveau chef du Brabant dans les derniers moments de «Lohengrin» sont repris par le héros de La Mort de Siegfried pratiquement dès le début (c'est par ce dernier ouvrage, qui deviendra «Le Crépuscule des dieux», qu'a commencé l'écriture du «Ring»). Ce que nous entendons et voyons en premier de Siegfried dans la version originale de 1848 (qui commence dans le palais des Gibichungen), c'est son cor, I'épée qu'il porte et ce qu'il dit de l'endroit où il a laissé l'anneau. Lors de son départ, Lohengrin, vêtu d'une armure étincelante, monte à bord d'une barque conduite par une colombe; Siegfried pour sa part arrive à bord d'une embarcation, portant une armure complète et mène à terre un cheval. Utilisant des images similaires ayant en commun certains symboles, Wagner sortait furtivement de la mythologie chrétienne pour se glisser dans la mythologie païenne. Ou, en d'autres termes, Siegfried n'était rien d'autre que le successeur de Lohengrin sous une nouvelle forme mythique.
En octobre 1848, Wagner lut la première esquisse de La Mort de Siegfried à Eduard Devrient; la réaction de ce dernier fut de dire que Wagner surestimait son public. Sans en connaître la teneur exacte, on peut imaginer que les propos de Devrient furent à peu de chose près les suivants: «Si tout le monde est familiarisé avec les symboles chrétiens que vous avez utilisés dans 'Lohengrin', vous ne pouvez pas attendre du public qu'il ait une connaissance similaire des mythes germaniques ou scandinaves. Combien de personnes ont réellement lu le Nibelungenlied? Je sais que vous en avez utilisé des fragments pour la scène entre Ortrud et Elsa dans Lohengrin, mais là n'est pas la question. Qui, en-dehors d'un petit cercle de lettrés, s'est aventuré à travers les Edda ou la Volsanga Saga, sans parler des Légendes allemandes de Jacob Grimm? Si vous voulez écrire une pièce sur la nature du pouvoir et la domination du monde susceptible d'être comprise de votre public, vous feriez mieux de changer votre fusil mythologique d'épaule!»
Peut-être les critiques formulées par Devrient expliquent-elles que Wagner ait continué à travailler à Frédéric Ier et à écrire des scénarios détaillés pour Jésus de Nazareth et Wieland le forgeron (il ébaucha également une pièce, Achille, dont aucune trace n'est parvenue jusqu'à nous). Sa première réaction aux propos de Devrient, cependant, fut d'ajouter deux scènes au début de «La Mort de Siegfried». Avant la scène initiale dans le palais des Gibichungen, il introduisit un dialogue tout simple entre Brünnhilde et Siegfried où il n'était question que d'amour et d'actes héroîques. Il le fit précéder d'une scène à la fois plus rituelle et plus austère au cours de laquelle les trois Nornes non seulement résumaient la pré-histoire de la pièce, débutant par le vol de l'or par Alberich, mais aussi - comme les trois sorcières de Macbeth - prédisaient sa conclusion: «Le héros a vaincu Brünnhilde et tiré la Walkyrie de son sommeil; elle lui a enseigné les runes. Il n'en tient pas compte, et cause son malheur; elle comprendra le sens des actes du héros et par elle ils porteront leurs fruits.»
On entend souvent dire que Wagner entreprit ensuite d'écrire le Ring «à l'envers». Ceci prête cependant à confusion pour deux raisons. La première, c'est que le scénario «Die Nibelungensage» (octobre 1848) esquisse déjà à grands traits le cycle complet, de bout en bout. La seconde, c'est que les ébauches d'ouvrages sur Frédéric, Jésus et Wieland que Wagner écrivit après «La Mort de Siegfried» élaborent plusieurs métaphores et idées philosophiques qui trouvèrent finalement leur place dans le reste du «Ring» (ainsi «l'apologie» de l'adultère que fait Wotan dans La Walkyrie, au cours de la scène avec sa femme Fricka, a-t-elle ses origines, dans un sermon sur le mariage et les intérêts conflictuels de la propriété et de l'amour «naturel» qui figurait dans Jésus de Nazareth).
Lorsqu'en 1851 Wagner écrivit le livret du Jeune Siegfried (qui allait devenir Siegfried) et conçut L'«Or du Rhin» et «La Walkyrie» (dans cet ordre), il ne fit donc que développer, pas à pas, le récit continu de «Die Nibelungensage», greffant sur ce tronc des idées qu'il avait utilisées dans de précédents scénarios pour d'autres ouvrages. Lorsqu'il eut décidé de ne pas tenir compte de l'avis de Devrient et choisi le genre de mythe qu'il voulait utiliser, Wagner dut élargir la portée du «Ring» afin de créer une allégorie suffisamment riche pour accueillir sa conception du monde in toto - conception qui jusque-là était restée éparpillée.
 

Entre l'épique et le dramatique

 

Mais ce n'était pas là la seule raison. En 1852, après avoir déjà écrit le «Ring» de A à Z puis à reculons, Wagner prit soudain conscience qu'il lui restait maintenant à procéder latéralement et en diagonale. Comme Devrient le confie à son journal le 12 octobre 1848, le problème avec la conception originale du mythe des Nibelungen par Wagner, c'est qu'elle comporte «trop de digressions». En d'autres termes, l'intrigue du mythe y est si détaillée que l'attention est détournée du véritable centre d'intérêt qu'est la tragédie de la mort de Siegfried. Wagner avait infligé à «La Mort de Siegfried» une overdose de narration épique et il essaya d'y remédier en écrivant trois œuvres destinées à précéder l'opéra et où le mythe était représenté intégralement. Mais il demeurait un autre problème: si le contraste dynamique entre l'épique et le dramatique devait constituer un élément crucial du Ring, pouvait-il survivre une fois le cycle terminé? Dans «La Walkyrie», nous n'avons guère besoin que l'on nous raconte ce que nous avons vu dans «L'Or du Rhin». Il est également inutile que dans «Le Jeune Siegfried» Brünnhilde nous raconte ce qui s'est passé dans «La Walkyrie», d'autant qu'elle tient absolument à le répéter dans «La Mort de Siegfried».
Une fois terminé le livret complet du Ring, Wagner dut se mettre à le réviser complètement et à en refondre entièrement certaines parties. «Pour le moment, je travaille sur 'Le Jeune Siegfried' et ne devrais pas tarder à avoir fini», écrit-il à un ami le 18 novembre 1852. «Ensuite, je vais devoir m'atteler à 'La Mort de Siegfried' - cela me prendra plus de temps; deux scènes doivent être complètement réécrites (la scène des Nornes et celle entre Brùnnhilde et les Walkyries [Waltraute dans la version finale]), et surtout la fin.»
L'histoire de la refonte par Wagner du livret du «Ring» est trop complexe pour être abordée ici. Un point cependant vaut la peine d'être souligné: Wagner a essayé d'ajuster les proportions de l'épique et du dramatique dans le «Ring» de façon que les récits concernant des événements passés soient, non pas des «digresssions» nous faisant sortir de l'action du moment, mais partie intégrante de cette action même. Des critiques hostiles trouveront difficile d'accepter cette idée et continueront sans doute à déplorer qu'il reste trop de moments dans le Ring où «rien ne se passe». Mais cette vue des choses est trop littérale. Ce que Wagner a fait quand il a réécrit le «Ring» et en a élargi les dimensions, c'est donner un sens aux moments épiques en développant tout simplement une histoire qui n'est qu'esquissée à grands traits dans la version originale: l'histoire de Wotan.
Le «Ring» eut dès lors deux héros, convenant tous deux parfaitement bien à la stratégie à double foyer de Wagner. Il pouvait dérouler la tragédie de Wotan, héros pensant aux sombres méditations, à un niveau qui semble rétarder l'action, tandis que celle de Siegfried l'instinctif, l'inconscient, pouvait être narrée de façon à faire avancer l'action. Wotan est poursuivi par son passé; mais Siegfried et ses parents, Siegmund et Sieglinde, prennent le leur à la légère, car ils vivent pour le moment présent, avec un espoir naïf concernant leur avenir. A chaque moment du Ring, «il se passe» donc quelque chose qui se rattache à une manière ou à l'autre, parfois aux deux. La différence est simple. Wagner dit l'histoire de Wotan de façon que nous en connaissions l'issue par avance (dans «L'Or du Rhin», Erda fait déjà allusion à la destinée des dieux, tandis que Loge l'annonce explicitement). Ce qui arrive à Siegfried et à ses parents, en revanche, est narré sur le mode d'un récit d'aventures qui nous garde en haleine parce que nous ne sommes pas sûrs de la manière dont il va se terminer. Ce n'est que juste avant la mort de Siegfried, vers la fin du cycle, que nous devinons son destin lorsque, à l'instigation de Hagen, il se lance dans son seul et unique récit à propos de son passé.
A ce moment-là, au plus haut point des deux tragédies de Wotan et de Siegfried, Wagner comble le fossé qui séparait les deux héros. Siegfried émerge de son aventure irréfléchie et, avant de mourir, devient à l'instar de Wotan, certes pour peu de temps, un héros pensant.
 

La nouvelle forme musicale

 

S'il est vrai que le «Ring» en était arrivé à mêler de façon audacieuse deux genres de logique narrative - dramatique et épique -, cela créait toutefois plus de problèmes que cela n'en résolvait. La première difficulté était d'ordre musical. La musique peut conter par elle-même une histoire. Elle peut réfléchir, se souvenir ou suggérer l'avenir. Mais peut-elle faire tout à la fois? Wagner en était convaincu, et après avoir passé beaucoup de temps à expérimenter (et élaborer des théories à perte de vue), il finit par trouver une solution. Il en résulta le fameux système des leitmotive et une utilisation nouvelle de la forme musicale. Ce qu'il fit alors n'était certes pas totalement sans précédents dans l'histoire de l'opéra.
Dans les scènes «de folie», par exemple, comme celles que l'on trouve dans «Orlando» de Haendel ou Lucia di Lammermoor de Donizetti, une alarmante confusion (voulue, bien sûr) règne dans les thèmes et brouille les limites entre formes statiques et dynamiques. Mais personne avant Wagner n'avait eu recours à cette stratégie dans le cadre d'un ouvrage tout entier, encore moins dans celui d'un cycle d'œuvres. De nombreux critiques estimèrent que W-agner était devenu fou: pas de mélodies reconnaissables, pas d'airs, pas d'ensembles ni de finales dignes de ce nom. Et pourtant cela avait un sens. Gommant les délimitations entre les formes grâce à une subtile technique d'élision et de superposition, Wagner permettait à ses thèmes de retentir sans fin d'un bout à l'autre du cycle, tout en les ancrant fermement dans le présent. L'alternance perpétuelle, au cœur de l'intrigue, entre épisodes apparemment lointains, rituels et moments où l'action se déroule sous les yeux du spectateur, avait à présent trouvé sa parfaite contrepartie musicale.
La seconde difficulté concernait la fin. Wagner était déjà par avance la proie de contradictions quant à la manière dont il voulait qu'elle soit perçue par son public, il eut donc naturellement bien du mal à savoir ce qu'il allait en faire une fois arrivé à ce stade. Et il ne cessa d'en concevoir de l'inquiétude alors même que l'œuvre était terminée («[Richard] jette un coup d'œil à la fin du Crépuscule des dieux» écrit Cosima dans son journal «et s'exclame qu'il ne relerait jamais rien d'aussi compliqué.») C'est pourtant avec beaucoup de confiance en lui-même qu'il l'avait abordée la première fois, en 1848. Brünnhilde déclare alors que Wotan est tout-puissant et immortel. Vêtue de son casque et de sa rutilante armure, elle chevauche les airs, menant Siegfried par la main. Siegfried se réconcilie avec Wotan, et la société est guérie de tous ses maux.
 

L'amour ou le pouvoir

 

Mais après avoir élargi «La Mort de Siegfried» aux dimensions de la Tétralogie en 1851-1852, et fait de Wotan non plus une simple figure symbolique mais un protagoniste dont l'importance est centrale dans le drame, Wagner permit à Brünnhilde de prédire exactement l'inverse de ce qu'elle annonçait dans la première version: la chute des dieux. On pourrait croire qu'elle vient d'achever la lecture des œuvres complètes de Feuerbach (sans compter l'esquisse déjà réalisée par Wagner de Jésus de Nazareth) à l'entendre proclamer que «l'amour» (Liebe) est l'antithèse pure et simple de «la loi» (Gesetz). Cette proposition a été au cœur du dilemme de Wotan tout au long du drame: afin de triompher de son amour frustré pour l'humanité, il lui a fallu rompre ses propres lois. Ce faisant, il a pris conscience de ce qu'un pouvoir basé sur «la loi» ne pouvait s'acompagner d'aucune force morale. Mais la société est purgée par la destruction de Wotan, et la liberté et l'ordre seront restaurés. Si Alberich avait maudit l'amour au profit du pouvoir au début du cycle, c'est maintenant à Brünnhilde de boucler la boucle en proclamant en guise de conclusion que le pouvoir a été annihilé au bénéfice de l'amour.
Cette symétrie de la version révisée ne devait cependant pas non plus satisfaire Wagner. En 1856, il procéda à une nouvelle refonte, s'inspirant cette fois de Schopenhauer et de Bouddha. Le monde n'est qu'illusion; il ne peut être sauvé parce que la «volonté», face à l'amoralité de la nature, ne peut que détruire les valeurs qu'elle a elle-même créées. Il n'est d'espoir que pour ceux qui renoncent à la fois au désir et à l'illusion. L'évolution intégrale du monde que le «Ring» est censé représenter ne peut s'achever que par une totale renonciation à l'amour.
Dans son journal, Cosima dit que la formulation de cette fin à la Schopenhauer/Bouddha était …artificielle», et Wagner y renonça comme il se devait (sans en rejeter pour autant l'esprit, peut-on penser). Il finit par préférer la symétrie de la version Feuerbach, mais ses raisons, cette fois, étaient moins d'ordre philosophique que musical. Ce qu'il y a de plus remarquable à propos de la symphonie qui conclut le «Ring», c'est qu'il s'agit d'un vaste récapitulatif musical: les motifs, cadences, tonalités, fragments de forme et même les traits d'orchestration les plus saillants de la partition réapparaissent, reprenant l'essentiel de cette grande parabole de l'existence humaine. Nous avons là une conclusion épique, dans tous les sens du terme. A l'aide de la seule musique, Wagner ramène la double tragédie de Wotan et de Siegfried à son point de départ. La logique du rituel, le sentiment d'une fin inévitable dès le premier moment triomphent du mouvement chronologique. Le temps se fige en une image spatiale et s'emplit de «la chronique désespérément triste de l'histoire mondiale», pour reprendre l'expression de Walter Benjamin.
Entre les mains de Wagner, le triomphe du rituel implique toutefois en même temps la possibilité d'un triomphe pour l'humanité. L'apparence de circularité du mouvement dans la musique devient une représentation allégorique de la roue de l'histoire qui jamais ne cesse de tourner. Wagner introduit cependant également à la fin un thème que nous n'avons entendu qu'une fois jusque-là. Il I'a intitulé «La Glorification de Brùnnhilde»(et non «La Rédemption par l'amour» et a attendu la dernière minute pour le développer de façon si inattendue qu'il semble continuer à résonner après la fin même de l'opéra.
Ce motif est «repris par tous (Gesamtheit)», ce qui pour Wagner signifie non seulement le chœur silencieux présent sur scène, mais aussi le public et sans doute le reste du monde également. Quelle que soit notre façon d'accueillir cette interprétation grandiose, il est difficile de nier que la conclusion du «Ring» ait pu être conçue comme une affirmation musicale ad spectatores destinée à finalement subvertir le sentiment d'une fin inévitable. C'est un peu comme si Wagner nous invitait à briser le cercle de l'histoire. Comme s'il disait que si nous le faisons, tout espoir n'est peut-être pas perdu.
Traduit de l'anglais par Josée Bégaud.
© L'Avant-Scène Opéra 1992