La musique comme référence didentités" plurielles"
Il me semble tout dabord bon de rappeler que, lorsque nous développons un sens dappartenance à un lieu, à une culture, à une ethnie, à une classe sociale, à un groupe dâge, à une élite ou même à un groupe émigré, nous développons en même temps des formes didentités que la musique activité sociale par excellence contribue souvent à mettre en avant, parfois même avec ostentation. Dans ce sens, on peut dire que lactivité musicale, nos goûts dans la production et lécoute de la musique ainsi que nos choix de participer avec dautres aux rites auxquels la musique donne sa substance, constituent un des nombreux modes possibles pour nous éclairer nous-mêmes et ceux qui nous observent, sur ce que nous sommes ou, du moins, pensons ou souhaitons être, et sur les personnes avec qui nous nous identifions ou au contraire nous ne voulons pas nous confondre. Par conséquent, la musique, le fait de faire de la musique, est lactivité qui, dans un seul et même moment, nous unit aux uns et nous sépare des autres.
Après avoir affirmé que la musique contribue à la construction et à la manifestation de notre identité socioculturelle, il faut cependant souligner que cette dernière est rarement monolithique. Ceci parce que chaque être humain fait en même temps partie de groupes sociaux différents (sexe, âge, famille, classe, profession, région dialectale, nation etc.). Ce qui veut dire quil doit gérer ces identités multiples qui peuvent aussi interagir entre elles de façon problématique. Le fait que tout individu appartienne à la fois à de nombreux groupements sociaux à lintérieur desquels on cultive souvent des goûts et des pratiques musicales particuliers, nous oblige donc à développer un certain degré de pluri-musicalité. En dautres termes, presque personne naime, toujours et exclusivement, quun seul genre ou style musical. Un jeune Italien de Naples peut sidentifier au phénomène punk sil est un teenager et vit son adolescence de façon conflictuelle avec ses parents. Il y aura cependant des occasions dans lesquelles il reconnaîtra aussi comme" siennes" les vieilles chansons napolitaines de la tradition de Piedigrotta. De même, un Lombard ne pourra sempêcher de se reconnaître, lui aussi, dans une bonne part de cette musique à connotation spécifiquement napolitaine, surtout sil est émigré à létranger et souffre de nostalgie pour son pays dorigine. Dans ce cas spécifique, le sens de lidentité nationale lemporte sur lidentité locale qui, avec la distance, devient moins significative. De même, le Tessinois qui habituellement se sentait étranger à la Volksmusik austro-helvético-bavaroise quand il captait à la télévision le programme intitulé Musikantenstadl, lécoutera probablement avec un pincement au cur sil lui arrive de lentendre par hasard sur une radio à ondes courtes alors quil sapprête à traverser lAmazonie. [Musikantenstadt est un programme télévisé animé depuis le 5 mars 1981 par un présentateur-chanteur autrichien du nom de Kart Molk, qui est transmis en simultané par les télévisions bavaroise, autrichienne et suisse allemande. Lémission a lieu en présence dun public réel, souvent assis à table et qui écoute en consommant une boisson. Le lieu doù lémission est transmise change chaque fois et peut être une petite ville dAutriche, de Suisse ou dAllemagne.]
En dautres termes, limpression de familiarité que nous éprouvons face à une musique particulière dépend aussi de notre position géographique, de la distance temporelle qui nous sépare de cette musique et du contraste avec les répertoires musicaux qui accompagnent notre expérience présente. Chaque forme didentité musicale, ou didentité tout court, est donc un phénomène discontinu, réparti inégalement parmi les membres de toute communauté. Prenons comme exemple ces répertoires qui, sans changer considérablement de forme et de style, peuvent être utilisés de telle manière quils finissent peu à peu par évoluer, parfois au point dassumer de nouvelles connotations. Parmi ces formes didentité musicale, on notera plus particulièrement celles que lon peut vivre lors dune expérience démigration. Cest de différents cas de ce genre que je vous parlerai aujourdhui. Et pour ce faire, je vais vous raconter une petite histoire, une histoire très personnelle.
Une histoire personnelle
Mon intérêt pour les traditions musicales des émigrés a été éveillé en 1977, alors que je me trouvais à Trente, en Italie. Jétais en train de faire une recherche sur la musique traditionnelle de la région, le Trentino et, un beau jour, jappris quun groupe de quelques dizaines de personnes du Brésil venait visiter le Trentino pour la première fois de leur vie. Ils ne sagissait toutefois pas de touristes ordinaires : ils étaient les descendants démigrés de cette région qui, cent ans auparavant, étaient partis chercher du travail au Brésil.
Il fallait évidemment que je les rencontre et me renseigne sur leurs goûts musicaux. Lentrevue fut effectivement passionnante. En effet, plusieurs de ces Brésiliens dorigine italienne avaient appris des chansons traditionnelles du Trentino de leur parents et avaient aussi retenu la tradition de les intepréter" comme il le faut", cest-à-dire de façon chorale. Mais ils chantaient aussi volontiers des chansons brésiliennes en saccompagnant dune guitare, et ceci avec autant de passion que les chants traditionnels du Trentino. Ils étaient, pour reprendre lexpression de lethnomusicologue Mantle Hood, des" bi-musicaux", ce qui signifie quil partageaient deux traditions, deux répertoire, et étaient à la fois très éloignés et très proches de leur racines, parce que les deux traditions coexiataient maintenant dans leurs âme.
Les Italiens aux États-Unis
Après cette expérience, jai moi-même émigré aux États-Unis. Étant à la fois suisse et italien jai naturellement été intéressé à connaître les émigrés de ces deux nations et à en observer le comportement musical.
Je vous donnerai ici un exemple : il y à dans lÉtat de lIndiana une petite ville qui sappelle Clinton et dont la population est presque entièrement dorigine italienne. Une fois par an, les gens de cette localité organisent une" Fête Italienne, en plein air", avec de la nourriture et, évidemment, des chansons. Jy suis allé plusieurs fois et je me souvient très bien de ma première impression en écoutant des chanson que, aujourdhui, personne naurait le courage dinterpréter en Italie. Il sagissait de chansons fascistes et dautres glorifiant les conquêtes coloniales de lItalie ! Il faut toutefois dire, et cela est intéressant, que les habitants de Clinton étaient totalement inconscients de la connotation politique de ces chansons. Pour eux, elles exprimaient tout simplement la nostalgie dun pays dont on ne se souvenait pratiquement plus que par ouï-dire.
Nous étions alors dans les années 80, et cest à cette époque quon me demanda si jétais intéressé à écrire un petit article sur les traditions musicales des émigrés italiens aux États-Unis pour le New Grove Dictionary of American Music. Jacceptai avec grand intérêt : cétait pour moi loccasion de tenter dacquérir une vision densemble du phénomène.
Lémigration des Italiens aux États-Unis à été immense. On estime quil y a actuellement plus de cinq millions dItaliens de la première et de la seconde génération en Amérique du Nord, pour un total denviron quatorze millions de personnes si, on considère la troisième et la quatrième génération. Il y a des communautés italiennes partout, dans les grand villes (New York, Boston, Philadelphie, Chicago, Pittsburgh, San Francisco, Los Angeles
), ainsi que dans de petits villages à majorité dorigine italienne : tel est le cas de Clinton, (Indiana), mais aussi de Tontitown (Arkansas), dAsti (Californie), de Roseto (Pennsylvanie), etc.
Comme la majorité des émigrés sont originaires du sud de lItalie, cest surtout la musique de ces régions que lon peut entendre aux Etats-Unis ; mais certaines régions du nord, comme le Trentino, étaient également très pauvres, suscitant par là même une émigration considérable. On trouve dans la musique des émigrés italiens la confirmation presque générale de ce que lon appelle la" survivance marginale" ; en dautres termes, ces communautés ont souvent conservé les chansons et les danses traditionnelles de leur pays dorigine sous des formes anciennes. Autrement dit, tandis que les choses ont évolué, se sont modernisées en Italie, les traditions se sont figées aux États-Unis pratiquement en létat où elles étaient au temps de lémigration. Mais, si cette constatation est valable pour les Italiens, elle ne se vérifie pas par exemple chez les émigrés juifs ou indiens, dont la musique a connu des évolutions tout à fait spécifiques comme le klezmer influencé par le jazz aux Etats-Unis ou le bhangra indo-pakistanais en Grande-Bretagne). Il est par ailleurs intéressant de relever que, chez les émigrés italiens, on ne rencontre pas des formes dhybridation entre traditions italiennes et anglo-américaines. Mais ceci nempêche pas que, dans les années 60, on pouvait trouver aux États-Unis tout un échantillon de traditions populaires italiennes : ballades du Piedmont et de la Lombardie, proches de celles de France et dEurope centrale, ou chansons lyriques comme les stornelli de Calabre et de Sicile, dont les voix nasales et mélismatiques rappellent celles de la Méditerranée et du proche Orient.
Les Suisses aux États-Unis
Tout autre est lhistoire de lémigration suisse aux États-Unis. Dès le XVIIIe siècle, des Suisses ont régulièrement émigré, surtout dans le Wisconsin, en Ohio, en Oregon et en Californie, où ils sont actuellement au nombre denviron quatre cent mille, originaires de toutes les régions culturelles du pays. Leurs traditions musicales ont encore été peu étudiées, moins même que celles des Italiens. Seule la plus" exotique" a été lobjet dune certaine attention : celle des Amish et des Mennonites de Pennsylvanie et dIllinois. Jai personnellement eu plusieurs fois loccasion de visiter une de ces communautés et de faire quelques enquêtes sur leur musique. Mais la recherche la plus importante sur le sujet a été faite par George Pullen Jackson dans les années 1940-45. Ces Amish, un groupe dAnabaptistes, parlent encore aujourdhui un dialecte suisse-alémanique ; en revanche, ils chantent dans une forme assez archaïque de Hochdeutsch. Leur répertoire est essentiellement constitué dhymnes protestants, plutôt difficiles à identifier du fait quau cours des temps, leur tempo dexécution a considérablement été ralenti et que les mélodies se sont enrichies de notes surajoutées (dans le chant grégorien de tels phénomènes sont appelés" tropes"). Dans ce cas très particulier dattachement à la tradition, les modifications quelle a subies sont elles-mêmes devenues une tradition (on oublie souvent quà lorigine dune tradition, il y a toujours des gens qui ne pensent pas du tout de façon traditionnelle).
Jai dit auparavant que les traditions musicales des Italiens ne se sont pas mélangées à dautres pratiques musicales rencontrées par ceux-ci. Cest également le cas des Italiens du Brésil, déjà mentionnés plus haut. Lethnomusicologue américain Alan Merriam soutenait que la condition pour obtenir un mélange entre deux traditions était quelles soient dans une certaine mesure similaires et, par conséquent, compatibles. Si la fusion nest pas possible, alors les émigrés portent en eux deux traditions parallèles comme les Indiens dAmérique qui, en certaines occasions, chantent leurs chants autochtones, et en dautres, celles dElvis Presley ou de Billy Joel en saccompagnant à la guitare.
Le cas de la musique traditionnelle de Suisse Alémanique est apparemment différent. On a soutenu que cette musique a été influencée en Amérique par celles des communautés dorigine scandinave, en particulier au Wisconsin et au Minnesota. Mais depuis les année 60, une association suisse de" revival", le Grütli-Bund a aussi favorisé un certain mélange entre différentes traditions musicales suisses-alémaniques en Amérique. Ces groupes" revivalistes" sefforcent de favoriser une certaine consolidation de leurs traditions nationales. Mais, il faut le dire, tout cela devrait être beaucoup mieux étudié, car on ne connaît que très peu et très superficiellement tous les mécanismes de lémigration musicale.
Conclusion
Et maintenant, avant den arriver à la conclusion, jaimerais faire un peu de métaphysique ! Vous savez, Je ne suis pas du tout sûr que la nature ou que Dieu ait donné une âme aux hommes
Mais si lon admet que lhomme ait une âme, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas en avoir plusieurs ! Dans lancienne Égypte, on croyait en avoir deux ; les Jivaros de lEcuador estiment en avoir trois ; au Bénin, en Afrique, on pense que les femmes ont trois âmes, mais que les hommes en ont quatre ! Toujours en Afrique, les Fang du Gabon se pensent pourvus de sept âmes
Ceci dit, ce qui me séduit dans la musicalité des émigrés est quon y rencontre plusieurs âmes musicales, parfois mélangés, parfois coexistant les unes avec les autres ; mais il reste encore beaucoup a étudier dans ce domaine ! En fait la question mintéresse au point que jai le projet de me rendre lannée prochaine a Melbourne, en Australie, pour étudier la mémoire musicale des émigrés suisses.
Mon projet est détudier non seulement la musique traditionnelle, mais aussi la pop music ainsi que tout autre répertoire qui puisse, pour les émigrés, se rattacher à une expérience vécue dans la mère patrie (ou même avoir été racontée par les parents ou des membres de la famille). Ce qui mintéresse surtout est de voir si, parmi les trois principales communautés linguistiques de la Suisse, on vit ses souvenirs musicaux de la mère patrie de façon clairement différenciée. Pour ce faire, je devrais évidemment savoir si les Suisses interviewés sont nés en Suisse et naturellement connaître leur âge : les personnes âgées (générations des grands parents), les gens dâge moyen (génération des parents) et les jeunes (génération des enfants). Il existe des études qui ont montré comment lacceptation de la musique du pays hôte révèle lassimilation et ladaptation au nouveau milieu. Inversement, un attachement très fort aux musiques du lieu dorigine peut révéler des attitudes qui vont de la simple nostalgie du passé à une véritable difficulté daccepter la situation nouvelle comme définitive et irréversible. Jai exposé brièvement le sens de ce projet que je prépare pour souligner combien ce point de vue peut être fructueux à lheure actuelle. Notons que, pour évaluer limpact social des phénomènes de pluri-musicalité que les émigrations contribuent à produire, il peut être utile dessayer de vérifier comment la musique enregistrée, transformée dans le pays hôte en réponse à différentes exigences de vie ou apprise et pratiquée dans la nouvelle patrie est susceptible de nous dire quelque chose sur la façon dont les émigrants se définissent par rapport à leur passé et à leur présent. Jespère voir à lavenir de nombreuses recherches orientées dans ce sens.
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Marcello SORCE KELLER a une licence en sociologie de lUniversité de Milan et un Ph.D. en musicologie de lUniversité dIllinois. Il vit à Lugano et enseigne lethnomusicologie et la sociologie de la musique au Conservatoire"Giuseppe Verdi" de Milan. Il est lauteur de deux livres et de plusieurs essais et articles dencyclopédie, écrits principalement en italien et en anglais.
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