LOUIS LALOY

LES «SEPT CHANSONS»

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L'OPERA DI G. F. MALIPIERO

On peut dire aujourd'hui, en renversant les termes d'un axiome célèbre, que tout musicien moderne a deux patries: la France d'abord, son pays natal ensuite. C'est en France que s'est manifestée, sur la fin du siècle dernier, cette féconde renaissance qui, renouant notre tradition nationale pour la poursuivre et l'étendre à de nouveaux domaines, allait délivrer la musique européenne du despotisme germanique. C'est en France que les jeunes artistes du monde entier (à l'exception, naturellement, de l'Allemagne) sont venus chercher des encouragements, des exemples, des conseils, et un publie capable d'apprécier leurs efforts. Aux noms glorieux des musiciens qui depuis trois générations se sont montrés les dignes héritiers de Rameau et de Berlioz, la France est heureuse de pouvoir ajouter ceux de ses fils d'adoption tels que les Espagnols Albeniz, Granados, de Falla, ou le Russe Strawinski, dont le talent en exil n'a pu fleurir que sons le ciel français.
M. Malipiero est italien de naissance; il appartient à un groupe de jeunes musiciens qui depuis quelques années s'est formé, comme une sorte de filiale de la puissante école française, et à déclaré une guerre sans merci à la doctrine vériste, responsable de la profonde décadence où est tombée, depuis trente ans, la musique italienne. Lutte des plus inégales, puisque les véristes ont pour eux tant de succès faciles et tant de ressources financières. La France se devait à elle-méme d'y intervenir au nom d' une affiance spirituellel, plus forte et plus durable que tous les traités.
Après la Légende de Saint Christophe, monument impérissable de la musique française, l'Opéra vient de nous convier à la prèmiere représentation d'un petit ouvrage de M. Malipiero, les Sept Chansons. Aucune comparaison n'est possible entre les deux oeuvres, et cependant la seconde, si hardie, si révolutionnaire en apparenee, n'eût probablement jamais été conçue, n'eût certainement jamais été jouée, sans les hautes leçons d'indépendance données par des maltres tels que M. Vincent d'Indy, tels que le tant regretté Claude Debussy, tels encore (pour, ne citer que les plus illustres) que M. Alfred Bruneau, venu samedi avec un mandat de critique, mais dont le coeur d'artiste n'a pu manquer de reconnaître lui-même la sincérité et la probité.. dont il nous a donné tant de preuves, et d'applaudir au succès de ces nobles vertus.
Les Sept Chansons, en effet, ne sont pas seulement remarquables par la nouveauté de la forme. Elles communiquent une émotion intense, et d'un raccourci saisissant. Je suis d'autant plus satisfait de ce résultat que je ne croyais pas possible d'intéresser l'auditeur, ni le spectateur d'un drame lyrique à une suite de tableaux sans intrigue, ni à des personnages anonymes. Je saurais à l'avenir que l'unité d'action n'est pas plus indispensable (quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale) que celle du temps ou du lieu et que les présentations, si utiles dans la vie mondaine à qui vent éviter la gaffe sont au théátre une formalité superflue.
Qu'on permette cependant à mon pédantisme bien commun une réserve. J'estime, jusqu'à nouvelle épreuve, cette forme discontinue de l'art dramatique mieux appropriée au théátre musical qu'à l'autre, où la parole fournit si aisément toutes les explications d'urgence. La musique répugne au contraire à toute indication de fait. Le sentiment seul l'inspire, et c'est pourquoi depuis l'institution du drame musical, au seizième siècle, les airs de chant étaient reliés entre eux par des récitatifs, où la musique s'effaçait au bénéfìee du langage. Dès le dix-huitième siècle, un ami de Rameau découvrait les méfaits du récitatif, «monstre amphibie, moitié chant, moitié déclamation». M. Malipiero est le premier musicien qui ait eu l'audace de s'en débarrasser.
Je dis le premier musicien, car avant lui d'autres tentatives avaient été faites, mais par des auteurs dramatiques qui utilisaient des airs connus. Sans remonter jusqu'à la Comédie des Chansons, au dix-huitième siècle, je rappellerai certains des spectaecles historiques donnés au Théátres des Arts; puis à l'Opéra pendant la guerre, où des morceaux de musique empruntés à des maîtres d'une époque déterminée étaient rapprochés de manière à donner lieu à des épisodes dramatiques. M. Malipiero procède à peu près de méme, à cela près qu'il est lui-méme l'auteur de ses chansons. Et ses personnages n'ont rien d'historique: ils sortent de la foule qu'ils représentent, ce sont des passants engagés dans une des obscures tragédies de la vie quotidienne, et on peut reconnaître sur eux le reflet éloigné et sans doute indirect, des idées de M. Jules Romains.
La présentation scénique d'un tel ouvrage avait une extréme importance, puisqu'elle devait suppléer à tous les préambules et commentaires d'usage. M. Malipiero a trouvé en M. Valdo Barbey le collaborateur qu'il lui fallait. Je connaissais déjà, par de récentes expositions, le talent de ce jeune peintre, que la guerre a failli nous ravir, son sentiment de la couleur et de la forme, aussi vif que délieat, son goút à la fois hardi et cultivé (mais à vrai dire il n'est pas de hardiesse valable sans culture, de méme qu'il n'y a pas de courage efficace sans réflexion). Ces précieuses qualités se retrouvent ici, éclairées et guidées par une intelligenee musicale qui devine chaque intention du compositeur, la souligne d'un trait juste et fin; mettant chaque détail à son exacte place et atteignant cette expressive concision du stvle qui de tout temps a distingué nos artistes parmi ceux de toutes les autres nations européennes. Par les décors seuls, cette représentation mériterait déjà de retenir toute l'attention de ceux d'entre nous qui s'intéressent à l'avenir de l'art théátral: et on ne saurait oublier de longtemps cet aveugle assis sur des marches de pierre et grattant sa triste guitare devant une muraille maculée d'humidité, ni cette mère en deuil dans une salle que son imagination peuple de cruels souvenirs, ni la douce nuit bleue filtrant par la fenêtre de cette chambre mortuaire où prie une jeune fille, ni ce clocher hautain et sombre devant les clartés de l'incendie, ni au dernier tableau cette place où se lève une confuse aurore, pendant que dans les ruelles voisines trainent encore des lambeaux de nuit. Certes de telles évocations remplacent avec avantage tous les discours du monde, et préparent admirablement l'auditeur aux im- pressions de la musique, qui est d'un relief vigoureux, mais plus fruste, sans dégradation, presque sans nuances, construite avec des mélodies aux contours fixes et arrétés, qui tantôt s'enchevêtrent l'une dans l'autre, plus fréquemment s'enlèvent sur un fond d'orchestre en grisaille, mais fortement cadencé.
Malgré les séries de quintes parallèles et les frottements de seconde mineure que l'auteur, s'il ne les recherche pas, ne prend pas non plus la peine d'éviter, ce procédé n'est autre que celui du chant accompagné. Doit- on y reconnaître la persistance d'une tradition nationale? Je croirais plutôt à quelque préméditation, dont le principe serait qu'un langage rude convient aux humbles. Ce parti pris, comme tous les partis pris, est dangereux en soi, mais il réussit à M. Malipiero, parce que son inspiration musicale l'emporte malgré tout, peut-être malgré lui-méme, parce qu'une convinction aussi ardente que la sienne a une puissance irrésistible et aussi parce que le peintre, plus musical, si j'ose dire, que le musicien, comble les interstices d'une composition volontairement déficiente et elliptique.

[Da Comoedia di Parigi, 12 luglio 1920] anche in Cat. op.]