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MICHEL SCHNEIDER LA FEMME DIVISÉE [INTRODUCTION] ENTRE DEUX MONDES LE DERNIER ROMANTIQUE L'AMOUR FAIT À MARIE


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PROGRAMME DE
L'OPÉRA NATIONAL DU RHIN

SOMMAIRE

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[...] Comme Paul reclus dans Bruges-la-Morte, Erich a épousé le passé et s'est enfermé dans cette musique que les avant-gardes déclaraient alors morte et qui était pour lui la vie elle-même. Cet attachement aux choses passées se traduisit aussi dans la trajectoire de l'ensemble de ses compositions. Des œuvres de jeunesse aux plus tardives, jamais Korngold ne s'éloigna de sa langue natale : le «romantisme classique», si l'on peut dire, de la première école de Vienne. Lorsqu'ils se retrouvèrent à Los Angeles, Korngold et Schoenberg portaient peut-être finalement sur les notions mêmes d'avant ou d'arrière-garde un regard que la vieillesse et l'exil avaient dû rendre indulgent et nostalgique. Mélancolique?

L'amour fait à Marie

Qu'est-ce que la mélancolie, sinon la perception de soi comme dédoublé entre une part morte et une part vive, l'impossibilité pour le moi de se défaire de l'ombre de l'objet? Le thème littéraire du double a suscité depuis l'écrit fondateur d'Otto Rank [1] - qui considérait la musique comme «le plus sensuel de tous les arts» - une abondante littérature psychanalytique. Mais la quasi totalité des légendes, récits ou romans analysés reposent sur un dédoublement entre figures masculines (à l'exception de La femme sans ombre de Hofmannsthal [2]. On chercherait en vain chez les grands auteurs ayant peint des doubles (Musset, Poe, Hoffmann, Jean Paul Richter, Tieck, Brentano pour les romantiques, Strindberg, Maupassant, Wilde, Stevenson, Dostoïevski ou Green pour les modernes, un couple féminin de doubles. La seule exception serait le comte de Heine, dans Les nuits de Florence, où l'on voit une Mme Laurencer mener le jour une vie calme et rangée et se livrer la nuit à des orgies de danses dont elle ne garde que le souvenir lointain.
Cependant, l'explication du double par le vœu d'immortalité du moi ne s'applique guère aux rapports entre Paul et la femme dédoublée, pas plus que la représentation de l'âme ou le symbole du narcissisme. Les héroines de Rodenbach et Korngold ne forment pas des personnages réels, deux femmes dont l'une serait le reflet, l'ombre ou le portrait de l'autre, mais une image de dédoublement entre figures féminines vues par les yeux d'un homme et à travers le désir masculin.
La ville morte et en fête, ou la mère vierge et profanée? En fait, plus que du dédoublement entre deux aspects d'une ville, il s'agit de deux images de la femme et de la peur qu'elle cause à l'enfant. Les deux héroïnes de Die tote Stadt n'en forment qu'une, clivée selon ce que Freud a nommé «le plus commun des rabaissements». D'un côté, la mère, intouchable, chaste et presque vierge, «d'une pureté morale inattaquable» (comme Marie, la morte) à qui reste fixé Paul selon son «courant tendre» ; de l'autre, la putain (comme Marietta, la désirante et désirable) vers qui le «courant sensuel» le porte [3]. Comme beaucoup d'hommes et pour une part, chaque homme, Paul ne peut désirer celle qu'il aime ni aimer celle qu'il désire. Lorsque la légère et sensuelle Marietta lui demande : «Dis-le, m'aimes-tu un peu?», Paul répond : «Non, non, je te désire.» Paralysé par ce conflit inconscient, Paul s'avère impuissant et se heurte à l'échec.
Marietta, insoumise au fantasme masculin qui l'aurait fétichisée, reste ce qu'elle est: une fille de l'air qui ne songe qu'à danser dans la lumière et ne veut pas s'ensevelir dans la cendre morte des années. Lorsqu'elle force Paul à l'embrasser sous le portrait de Marie, c'est à la religion de la femme morte qu'elle s'attaque, mais c'est surtout une tentative de sauver Paul de l'emprise du narcissisme de mort et l'arracher au fétichisme nécrophile (la chevelure enfermée dans un coffret) qui l'éloigne de toute femme réelle et le pousse à ne pas voir ni toucher son corps. C'est la même tentative de guérison de la sexualité infantile enclose dans le fantasme par la sexualité réelle et adulte que Freud avait commentée en 1907, à propos du roman de W. Jensen, Gradiva. De même que la réelle jeune fille aimée de Norbert Hanold, le héros de cette lumineuse et sèche «fantaisie pompéienne», est comme recouverte par l'image d'une autre jeune fille, la Gradiva, peinte sur un bas-relief de Pompéi, dans la nocturne et mouillée fantaisie flamande de Rodenbach, Marietta, la vivante et séduisante femme, est masquée par le fantôme de la femme dont Paul est veuf. Les deux héros ne portent aucune attention à la femme charnelle: l'un préfère l'image de pierre, l'autre l'image de brume.
L'une a été ensevelie sous la lave du Vésuve, l'autre dans une tombe - ou au fond d'un canal d'une ville morte - on l'ignore, comme on ignore si elle s'est donné la mort. Elles reviennent et ils ne la reconnaissent pas. Est-ce une hallucination? Un rêve? Est-on dans un cas de psychose ou de névrose (Freud exclut la paranoïa pour caractériser Hanold, et parle de délire hystérique)? Ou bien encore, est-ce un cas de défense perverse contre la perte et la mort, à l'aide du déni, et de la fétichisation de l'objet (Freud emploie l'expression d'«érotomanie fétichiste »)? Hanold élit le pied de la femme disparue, Paul la chevelure, classiques zones de la fixation [4]. Tuer une femme de chair avec la chevelure d'une
morte est un fantasme qui concentre le fétichisme et la nécrophilie, mais aussi masque l'angoisse de castration, souvent reliée par Freud aux représentations de nattes coupées ou de toison masquant l'absence de pénis de la femme.
«Délires et rêves dans La ville morte de Korngold»? Il est peu probable que ce dernier ait lu le texte de Freud paru peu auparavant, mais son univers intellectuel participe d'un même esprit que celui de la jeune psychanalyse, attaché au rêve, aux symboles, au double sens, à l'entre-deux où la raison se perd. Le rêve? Le mot rêve revient sans cesse dans le livret, et Paul annonce: «Je veux que mon rêve la fasse revenir des profondeurs». Die tote Stadt semble baigner dans une harmonie irréelle où se mêleraient des écheveaux de rêves. Parmi un courant de musiciens s'intéressant à l'inconscient, si ce n'est à son approche clinique et théorique, Korngold prend place aux côtés de Schreker (Der ferne Klang, écrit en 1912, est plein de résonances psychanalytiques) et surtout de son maître Zemlinsky. L'opéra de ce dernier, composé en 1904-1906, sur un livret de Leo Feld, Der Traumgörge, fait le portrait d'un névrosé en proie à une illusoire vocation littéraire qui illustre parfaitement ce passage de Freud écrit autour de 1916:
«L'artiste introverti est en proie à des besoins pulsionnels extrêmement forts et voudrait acquérir honneur, puissance, richesse, gloire et l'amour des femmes; mais il lui manque les moyens de parvenir à ces satisfactions. Il se détourne de la réalité et transfère tout son intérêt, sa libido aussi, sur les formations de souhait de sa vie imaginative, à partir desquelles le chemin pourrait le conduire à la névrose [5].»
Incestueusement fixé à sa mère, Görge à l'acte II s'adresse à la femme aimée, Gertraud, en lui disant: «Ainsi je te nomme, Mère, Sœur et Épouse». On entend encore ici une sorte d'écho au texte de Freud de 1913, «Le motif du choix des coffrets»:
«On pourrait dire que ce sont les trois relations inévitables de l'homme à la femme qui sont ici représentées: la génitrice, la compagne et la destructrice [6].»
Le délire? Pour les deux héros - les deux malades - les souvenirs de la femme, en raison de la résistance contre leur contenu érotique (Rodenbach écrit en 1892 et Jensen en 1903) ne peuvent devenir actifs que comme souvenirs inconscients: «Ce qui se manifeste de ce combat est un délire», écrit Freud [6]. Comme Freud, Korngold dans son traitement musical du délire de Paul, ne distingue pas de façon absolue le délire et le rêve. Représentation tenue pour vraie d'une pensée refusée par le conscient, le rêve serait le délire de l'homme qui dort. Les deux héros ne doutent pas un instant d'avoir vu revenir une morte. La conviction est le trait premier des formations délirantes. Cependant, alors qu'Hanold guérira de son délire et prendra la main de sa Zoé, Paul, plus psychotique que névrosé, fuira loin de Bruges la trop charnelle Marietta, et conservera, à travers l'hallucination négative l'image inaltérée de l'absente: il ne reconnaît pas la présence de celle qui est là et s'offre à lui. À Frank, qui lui dit combien Marie était belle, il répond: «Sie ist schön», [Elle est belle]. Aux yeux de l'inconscient, dans les rêves névrotiques, les délires psychotiques ou les fixations perverses, le passé n'est pas du passé. Il est même plus présent, plus vivant, que le temps réel dans lequel vit le sujet.
Il faudrait en fait trois conditions pour que Paul connaisse une guérison dont la femme aimée serait la psychothérapeute: la levée du refoulement, l'élucidation par le langage et la «récidive de l'amour» c'est-à-dire le passage au pulsionnel et à la reconnaissance de la dimension physique de la passion amoureuse, Mais ces conditions ne se produiront pas et il restera enfermé dans le mortel présent d'un passé qui ne veut pas mourir.
Ce n'est qu'à la toute fin de son texte sur la Gradiva - et sans vraiment le traiter - que Freud aborde un point qui pourrait bien être la clef de la pathologie d'Hanold, comme surtout de Paul: le désir, de caractère passif et masochiste, «d'être capturé par la femme aimée, de se conformer et de se soumettre à elle» et son retournement sadique dans l'impulsion de la frapper, ou de la tuer, Ici, la figure masquée derrière les Marie ou Marietta - ces prénoms l'indiquent - est bien la Mère intouchée et dangereuse dont le complexe d'Œdipe protège l'enfant et dont la possession incestueuse engage irréversiblement dans les psychoses. Freud aimait à citer, en français et non dans sa langue maternelle, celle d'Hanold et de Korngold, cette phrase bien banale, ce qui ne l'empêche pas d'être vraie: «On revient toujours à ses premières amours». Derrière toute figure qui dans l'hallucination, le délire ou le rêve fait retour, ce n'est pas tant le refoulé qui revient, que ce -ou celle - qui ne l'a pas été assez.
Bruges-la-Morte fut publié par Rodenbach la même année que le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. Porté par celui de la chevelure des femmes et embaumé par l'attrait sexuel, un même parfum de symbolisme fin de siècle baigne les deux œuvres: «La tresse conservée de la morte n'avait guère pâli, malgré le sel de tant de larmes [7].» «Folie et perversion dans Die tote Stadt de Korngold».
Quand il mourut, à l'âge de soixante ans, Korngold était persuadé que sa musique était morte avant lui. Il se trompait. Comme Marie, renaissant en Marietta, sa beauté dure et exigeante revit pour nous. Une musique qui avait besoin de la scène ou de l'écran pour exposer sa vitalité créatrice et son énergie de désir, et qui nous séduit non comme une morte fétichisée, mais comme une femme sensuelle. Une musique qui n'est qu'une vaste allégorie de la disparition et du retour et qui semble donner à la phrase de Goethe déjà citée un contenu paradoxal mais vrai: seul ce qui fuit demeure, tout oubli est un souvenir, tout effacement fait surgir une image. Die tote Stadt porte la marque d'une immense imagination sonore et visuelle, d'une vitalité et d'un enthousiasme superbes pour décrire les passions humaines dans ce qu'elles ont de plus régressif et de plus morbide. Loin de la décadence qu'on croit parfois voir dans l'idéologie «fin de siècle» ce chef-d'œuvre témoigne que même lorsqu'elle parle de la mort, la beauté ne meurt pas.

Février 2001.

Michel Schneider est écrivain et psychanalyste. Derniers ouvrages publiés: Musiques de nuit et Prima donna, opéra et inconscient, Éditions Odile Jacob.
Notes
1. Otto Rank, Don Juan et Le double, études psychanalytiques, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1973.

2. Roman, puis pièce, puis enfin portée à l'opéraavec Richard Strauss en 1919.

3. S. Freud, «Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse», in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 47.

4. Alfred Binet, Etudes de psychologie expérimentale: le fétichisme dans l'amour, Paris, 1888, réédition Rivages Payot, 2001.

5. S. Freud, Conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1999, p. 477.

6. S. Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1986, p. 81.

7. S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 191.

8. Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, réédition Bruxelles, Passé-Présent, 1986, p. 18.