HOME PAGE
_________________________________________________________________________________________________________________

BRENDAN G. CARROLL

«DIE TOTE STADT»: UNE SYNTHÈSE DU STYLE
ET DU LANGAGE MUSICAL DE KORNGOLD


[INTRODUCTION] - LES ORIGINES DI STYLE

LA MARIETTALIED - L'INSPIRATION MELODIQUE

UN OPÉRA HEROÏQUE - L'ORCHESTRATION

«LE PLUS GRAND ESPOIR DE LA MUSIQUE ALLEMANDE»

LA PEINTURE SONORE - CHANTEUR VIRTUOSES




_________________________________________________________________

PROGRAMME DE
L'OPÉRA NATIONAL DU RHIN

SOMMAIRE

________________________________________________

Brendan G. Carroll est président de l'international Korngold Society. Sa biographie du compositeur, The Last Prodigy, a été publiée chez Amadeus Press.

Le célèbre critique viennois Josef Reiter écrivait lors de la création du Sextuor à cordes de Korngold en 1917 :
«Dès la toute première mesure, la griffe de Korngold est évidente. De tous les compositeurs vivants, il est, avec Strauss, celui dont l'écriture est la plus personnelle et la plus originale...»
Cette affirmation pourrait s'appliquer à n'importe quelle œuvre de ce compositeur, dès ses toutes premières pièces, et plus particulièrement encore à son opéra Die tote Stadt. On relève en effet dans toutes ses compositions un profil musical vibrant, fortement marqué, idiosyncrasique, parfaitement défini d'emblée, alors même que Korngold n'était encore qu'un enfant, et qui n'a guère évolué au fil de cinquante-cinq années de création. Die tote Stadt offre un remarquable exemple de cette permanence: cet ouvrage exubérant et d'un romantisme foisonnant, d'une étonnante sûreté pour un compositeur de vingt ans, recèle tous les traits stylistiques qui distinguent Korngold de ses contemporains.
Cet ouvrage s'est maintenu au répertoire en dépit des bouleversements politiques des années 1930 et des vicissitudes qui ont marqué le goût musical au cours des quatre-vingts années qui se sont écoulées depuis sa création. Accueillie avec enthousiasme en 1920, Die tote Stadt demeure une œuvre puissante, l'une des plus grandes réalisations scéniques de Korngold.

Les origines et le style

Le style passionnément postromantique de Korngold trouve sa source dans l'atmosphère extraordinairement féconde de la Vienne de la fin du XIX, siècle. Il a été nourri par le triumvirat musical de Gustav Mahler, Alexander von Zemlinsky et Richard Strauss - ses trois maîtres à penser. Mais sa personnalité était si puissante que toutes ces influences se sont trouvées intégralement transmuées et réinterprétées dans le creuset de sa propre créativité, d'une incroyable fertilité.
Examinons plus en détail le style de Korngold. On observe tout d'abord un langage harmonique audacieux, d'une grande originalité, et qui va bien au-delà des réalisations de Richard Strauss et de Franz Schreker. Korngold était passé maître dans l'art de mélanger les tonalités sans jamais priver l'oreille de centre tonal. Les armatures sont souvent superflues, car les modulations incessantes et déroutantes maintiennent sa musique en constante effervescence. Plus précisément, son utilisation éminemment personnelle d'accords de septième diminuée, d'accords de neuvième altérée, de onzièmes (et même de treizièmes) ainsi que le plaisir qu'il prend à lancer des accords de clusters dissonants dans les progressions harmoniques les plus classiques - tout cela contribue à un emploi absolument unique de la tonalité. Il ne recule pas devant les modulations les plus excentriques - de ta dièse majeur à ut majeur -, mais tout est toujours gouverné par la plus irréfutable des logiques. Korngold connaissait la plupart des Impressionnistes - et il les impressionna. Aussi n'est-on pas surpris de la hardiesse et de l'aisance avec lesquelles il intègre l'harmonie par tons entiers dans son langage musical complexe.
Mais avant tout, c'est son usage de la «résolution différée» - un goût pour la suspension de la note capitale d'un accord pendant plusieurs mesures avant de lui permettre de se résoudre ou, souvent, le refus pur et simple de cette résolution - qui fait toute la volupté d'une harmonie souvent très en avance sur son temps. La révolution de Schoenberg ne présentait aucun intérêt pour Korngold - ce qui ne l'empêcha pas d'exprimer son admiration pour ce compositeur (dont il fut le voisin ou presque un peu plus tard, à Hollywood!). Sans accepter de suivre Schoenberg dans son abandon intégral de la tonalité, il a néanmoins embrassé la bitonalité, ou, devrais-je plutôt dire, la polytonalité. C'est ce qui fait la singularité et la fraîcheur de son sens de l'harmonie, et qui le rend absolument mémorable. Alban Berg, qui admirait le jeune Korngold, assista aux répétitions de Die tote Stadt à Vienne. Écrivant à sa femme, il lui faisait part de son admiration pour «cette incroyable musique». De fait, on peut établir certains parallèles entre la musique densément chromatique de Berg et l'œuvre de Korngold.

[Le Mariettalied]


[L'Inspiration mélodique]


Un opéra héroïque

L'originalité stylistique de Korngold se retrouve également dans son emploi du rythme et du tempo, et dans la virtuosité de son orchestration. Ses directives d'exécution sont toujours d'une grande précision. Die tote Stadt ne contient guère de mesure où ne figure une indication de dynamique, de tempo, d'accentuation ou de phrasé. Ne faisant pas confiance aux musiciens et moins encore aux chefs d'orchestre, il ne laissait rien au hasard. Rien ne nuit davantage à sa musique qu'un tempo languissant ou que l'ignorance du style d'exécution typiquement autrichien de son temps - le goût pour un rubato puissant mais souple et la faculté (en dirigeant cette partition ou n'importe quelle autre de sa plume) de voir au-delà de chaque phrase afin d'embrasser du regard la section tout entière. Die tote Stadt exerce tout son effet captivant, haletant, lorsque, sans jamais lâcher la bride, on maintient une sorte de frénésie soutenue, d'un paroxysme à l'autre.
C'est, en vérité, un opéra héroïque. La métrique est, elle aussi, d'une grande complexité et Korngold n'hésite pas à changer les signes de mesure non pas seulement d'une mesure à l'autre mais au milieu même d'une mesure! Les rythmes pointés sont souvent compliqués encore par des groupes de notations inhabituelles, en 7/8, par exemple, ou en 9/8, ou par l'introduction d'une mesure inattendue à 5/4. Korngold n'admirait pas seulement Richard Strauss - dont il était un disciple reconnu et pour lequel il éprouvait un profond respect, que celui-ci lui rendait bien. Il appréciait également l'autre Strauss, Johann, le roi de la valse. Son amour de la valse transparaît même dans ses opéras, et plus particulièrement dans La ville morte, lorsque Marietta danse lascivement -toujours dans une mesure à quatre temps.

L'orchestration

Korngold était un maître absolu de l'orchestre, en un temps où les grands compositeurs orchestraux abondaient : Schreker, Franz Schmidt, Humperdinck, Zemlinsky, Enescu, Suk, et Richard Strauss, bien sûr, étaient tous en activité à l'époque, et Korngold n'avait rien à leur envier. Mais en l'occurrence, sa source d'inspiration majeure fut Mahler - qui avait été le premier à reconnaître ses dons musicaux hors du commun lorsque, âgé de 9 ans, Korngold lui avait joué ses compositions et que Mahler avait crié au génie.
Le goût de Korngold pour les couleurs instrumentales exposées (la trompette stridente en mi bémol dans la parodie mimée de Robert le Diable de Meyerbeer à l'acte II de La ville morte en offre un excellent exemple), son amour des effets instrumentaux en coulisses et l'utilisation fréquente des portamentiet des glissandi de cordes font presque figure d'hommage à Mahler.
En revanche, l'utilisation de claviers dans l'orchestration de Korngold est entièrement originale. Il composait toujours au piano (c'était un pianiste prodigieusement doué, capable de tirer de son instrument de saisissants effets quasi orchestraux) et il s'est servi du piano pour apporter un soutien capital à son orchestration tout en exploitant sa couleur instrumentale particulière. À certains moments clés, tel un immense rideau qui s'écarte, le piano renforce le son orchestral d'interjections d'accords inattendues, ou double la harpe pour produire les amples glissanditypiques de Korngold.
Dans Die tote Stadt, trois autres claviers jouent un rôle significatif: le célesta, un grand orgue d'église et, plus inhabituel encore, un harmonium, utilisé pour entourer le personnage de Marie morte d'une sorte de halo surnaturel. Il s'agit là d'un effet tout à fait original.
L'orchestre est immense (plus de 120 instrumentistes) et fait un peu l'effet d'un vaste poème symphonique déferlant à l'arrière-plan, commentant l'action et créant un prisme sonore évoquant un kaléidoscope. Mais les effets grandiloquents et ampoulés ne sont pas son seul objectif. Korngold utilise rarement l'intégralité des effectifs à sa disposition et déploie les différents groupes instrumentaux de manière très judicieuse. Appliquée en strates multiples, son orchestration n'est pas construite pour autant comme un vaste déploiement sonore - il s'agit plutôt d'une toile musicale pointilliste, dans laquelle l'oreille perçoit simultanément plusieurs couleurs différentes.
Toutes ces caractéristiques expliquent les grandes difficultés d'exécution, touchant notamment l'équilibre et la dynamique. La sonorité possède une importance suprême pour ce compositeur qui voyait dans l'orchestre un unique instrument qui devait résonner et, surtout, chanter.

«Le Le plus grand espoir
de la musique allemande»


La section des cordes est souvent divisée en plusieurs parties pour créer cet effet polyphonique, et la palette musicale présente fréquemment une très grande richesse. Sans doute fut-il influencé à cet égard par son ami Puccini qui déclara un jour que Korngold était «le plus grand espoir de la musique allemande» et qui, du reste, aimait beaucoup La ville morte. Le duo d'amour de l'acte il anticipe de cinq ans le duo passionné de Turandot, et l'on ne peut s'empêcher de penser que le maître italien songea ici à Korngold.
Comme ses aînés immédiats, Korngold est un maître de l'écriture descriptive; il est capable de représenter aisément des personnages et des sujets - une faculté qu'il manifesta d'emblée (son ballet Der Schneemann, créé sur la scène de la Hofoper de Vienne en 1910, a été composé sur un livret qu'il avait lui-même rédigé, à onze ans!). Elle lui permit plus tard de s'adapter aux contraintes de la mise en musique de films épiques et de s'imposer également dans ce genre.

La peinture sonore

Son «tableau sonore» de la ville de Bruges au début de l'acte II de Die tote Stadt- les carillons obsédants, le déferlement de l'orgue de l'église, la course pénétrante de la machine à vent, les cordes tourbillonnantes qui accompagnent les robes flottantes des béguines se hâtant dans les ruelles obscures - présente un aspect presque impressionniste. En fait, Korngold ne s'est rendu à Bruges qu'après la Deuxième Guerre mondiale - tout ce décor est donc purement imaginaire.
Plus tard, dans des films comme Capitaine Blood, Le Vaisseau fantôme et Between two Worlds, Korngold révéla un talent très similaire pour la peinture sonore. On peut considérer ses musiques de films, qui contiennent jusqu'à trente ou quarante thèmes musicaux, comme un exemple moderne des poèmes symphoniques de Liszt et de Richard Strauss. Korngold avait coutume de dire que ses musiques de films étaient des «opéras sans chant».

Chanteurs virtuoses

Dans La ville morte, Korngold réclame une extrême virtuosité des chanteurs et de l'orchestre. Le rôle de Paul est du reste l'un des plus exigeants du répertoire. Korngold écrit fréquemment au-dessus de la portée et très souvent sur le passage entre deux registres ; la tessiture tendue rend ce rôle très diff icile à distribuer aujourd'hui.

Le rôle de Marietta est triple: d'abord une jeune danseuse, ensuite la femme morte et enfin et surtout, Marietta qui revient, mais telle qu'elle apparaît dans l'hallucination de Paul. Elle doit savoir danser et associer, vocalement, les qualités d'une Salomé à celles d'une Tosca. Pendant ce temps, à l'orchestre, tous les instruments sont poussés jusqu'à la limite absolue de leurs possibilités. La ville morte est l'un des plus grands exemples du romantisme héroïque qui a caractérisé l'opéra allemand de ce temps. Après avoir assisté à Berlin à une répétition de la Sinfonietta de Korngold, qui avait alors quinze ans, Sibelius écrivit : «C'est un aiglon». Dans Die tote Stadt, l'aigle a pris son envol. Aujourd'hui, quatre-vingts ans plus tard, on s'accorde une nouvelle fois à reconnaître le génie de Korngold. La ville morte va faire l'objet de six nouvelles mises en scène au cours des trente prochains mois et, au terme de plusieurs décennies de purgatoire, sa renommée et sa place dans l'histoire de la musique paraissent enfin assurées.

Janvier 2001.

Traduction Odile Demange.

© OPERA NATIONAL DU RHIN