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«Le risque énorme d'être homme»
Philosophe français parmi les plus marquants du XXe siècle, Paul Ricoeur est mort vendredi 20 mai à l'âge de 91 ans
Paul Ricoeur s'est éteint à l'âge de 91 ans (photo AFP)
Au
cours de sa formation universitaire, Paul Ricoeur fut d'abord "initié et
incorporé", selon ses termes, à la tradition française de la philosophie
réflexive, une tradition qui remonte au "Cogito" cartésien, mais dont la
prétention à la transparence devait très tôt se révéler illusoire.
S'il
reconnait sa dette envers ses maîtres - notamment Jean Nabert - il cherche
sa propre voie, à l'écart des modes, mais en s'ouvrant à un large dialogue
avec ses contemporains. Au lieu de s'enrouler sur elle-même, sa pensée s'est
constamment mise à l'écoute de l'autre, la rencontre de l'autre étant le
plus court chemin pour venir à soi.
"Contrairement à la prétention
du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate, écrit-il, il faut
dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d'humanité
déposés dans les Oeuvres de la culture. Que saurions-nous de l'amour et de
la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons
le soi, si cela n´avait pas été porté au langage ? Dès lors, comprendre,
c´est se comprendre devant le texte, et recevoir de lui un soi plus vaste
(...) La lecture m´introduit dans les variations imaginatives de l´ego.»
Cet accueil de l´autre devient sa règle de conduite. Parti de la
philosophie réflexive, repliée sur le cogito, il l´enrichit par une double
greffe, d´abord la greffe phénoménologique, avec Husserl, dont le mot d´ordre
est le retour «aux choses mêmes», puis la greffe herméneutique, avec Gadamer,
qui le sensibilise à tout ce qui vient de l´autre, c´est-à-dire de ce qui
est antérieur au soi.
Cet élargissement du regard ne l´a pourtant
jamais détourné de la seule cause qui lui tient à cœur : la personne ou,
justement, le «soi», invitant à prendre la mesure de sa dignité, et l´étendue
de sa responsabilité. | | «Le symbole donne à penser» | | Ricœur a lui-même admirablement retracé les étapes de son parcours dans «Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle» (Esprit, 1995). On ne peut qu´y renvoyer. Dès ”Le volontaire et l´involontaire” (1950),
sensible à la non-transparence du cogito, à son opacité, il le décrit comme
soudé à des forces qui le retiennent loin de lui-même - les tendances, le
caractère, l´inconscient - ce qui semble donner raison aux «maîtres du soupçon»
: Nietzsche, Marx, Freud, qu´il refuse pourtant de suivre. Il n´en conclut
pas que le sujet est une illusion, mais que, voué à l´altérité, il est condamné
pour venir à soi d´emprunter «la voie longue» de l´interprétation.
Il
se livre dès lors à une vaste exploration des espaces dans lesquels le soi
s´est pensé au fil du temps. Un premier réseau de liens est constitué par
les symboles et les mythes - le mythe étant un symbole «mis en récit». Quand
il s´agit d´accéder à la question de l´origine ou de la fin de l´existence,
questions auxquelles le soi ne cesse d´être confronté, «le symbole donne
à penser» !
Mais alors que, pour d´autres, ces symboles dévorent
le soi, Ricœur y voit un détour obligé, qui lui ouvre l´accès à sa véritable
identité. D´obstacle, l´altérité devient la voie vers une identité enrichie.
Le soi n´est donc à aucun moment dans un face à face avec lui-même, mais
il ne cesse d´être exposé et c´est une chance : la vérité vient à lui par
l´autre. Lié au monde, non seulement physique, mais culturel, il n´accède
à lui-même qu´au prix d´un travail incessant de dépossession et d´appropriation.
C´est ce que met en évidence le «Conflit des interprétations»
(1969) : entre le soi et le symbole, plus généralement entre le soi et tout
donné langagier s´établit une circularité : le fameux cercle herméneutique.
Mais - vérité inexpugnable des philosophies réflexives - la clé de l´interprétation
reste aux mains du soi, toujours déjà habité par le sens de sa propre existence.
| | «Expliquer plus, c'est comprendre mieux» | | A
mesure que se développe sa pensée, le trajet de soi à soi ne cesse de s´allonger,
par un jeu de cercles de plus en plus amples. Ses interlocuteurs - Ricœur
n´a pas d´adversaires - sont nombreux. C´est aux sciences humaines qu´il
pense lorsque, au début de «Temps et récit» (1983), il introduit un aphorisme fameux : «Expliquer plus, c´est comprendre mieux !»
Expliquer,
c´est la prétention des sciences, comprendre la tâche du philosophe. A l´époque,
on célébrait volontiers la «mort de l´homme» réduisant le soi à l´inexistence.
Ce qui est contestable, aux yeux de Ricœur, ce ne sont pas les procédures
explicatives que les sciences mettent en œuvre, mais leur prétention à détenir
le dernier mot.
Cependant, on n´échappe pas, selon Ricœur, à cette
logique dévorante des sciences humaines en traçant une ligne de partage entre
expliquer et comprendre. S´il accepte leur approche explicative, il ne cesse
de revendiquer pour le soi la charge ultime de dire le sens, chacun étant
habilité à dire de quoi il en retourne quand il s´agit de son existence.
Si le «sujet exalté», en vogue de Descartes à Sartre, a fait son
temps, le «sujet humilié», déchu, tel que le décrivent Nietzsche et les sciences,
ne reflète pas non plus sa vérité. Pour Ricœur, nous avons affaire à un «sujet
blessé» ou «brisé», mais toujours assez averti sur lui-même pour se frayer
sa voie dans l´existence.
«Dire soi, écrit Ricœur, ce n´est pas dire
je. Le "je" se pose - ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi
dans des opérations dont l´analyse précède le retour vers lui-même.» Impliqué
: cela veut dire qu´il lui est impossible de se retirer du monde, mais aussi
qu´il s´atteste, par chacun de ses actes, comme un acteur responsable, que
ce soit dans le langage, l´action, le récit, la vie éthique. A la question
: qui ? - qui parle, qui est l´auteur de telle action ou de tel récit -,
il est sommé de répondre non pas : «Je suis», mais : «Me voici» ! Telle est
la nouvelle carte d´identité du sujet. | | «La visée d'une vie accomplie» | | Au
soi, tout blessé qu´il est, sont donc imputables certains actes en tant que
sujet responsable. Sinon, l´éthique serait sans fondement. Or, c´est par
l´éthique - «visée d´une vie accomplie» - que le soi accède à sa plus haute
vérité. L´éthique, telle que la conçoit Ricœur, se décline selon un rythme
ternaire : l´estime de soi, la sollicitude pour autrui, l´instauration d´institutions
justes.
A la différence de Lévinas, Ricœur pose au départ la capacité
de s´estimer soi-même et de poser des actions intentionnelles. Mais l´estime
de soi s´effondrerait sans la sollicitude pour autrui - acte premier de l´éthique
pour Lévinas -, et sans la promotion d´institutions justes, faisant droit
au plus lointain. Avec l´éthique, la philosophie atteint son terme.
Et
la question de Dieu ? «Mon souci, jamais atténué, de ne pas mêler les genres
m´a plutôt rapproché de la conception d´une philosophie sans absolu.» Une
philosophie sans absolu, mais non sans convictions. Si l´éthique relève du
soi - elle est humaine, et elle exclut l´idée d´une éthique chrétienne -
Dieu ne relève que de lui-même, et il faut, pour l´approcher, s´en remettre
à sa Parole, c´est-à-dire à ce qu´il dit de lui-même dans la Bible. "Un "Je"
divin s´annonce, qui enveloppe l´invocation, la nomination et l´assertion
d´existence».
Issu de la tradition protestante, Ricœur estime que,
face à Dieu, le soi se trouve dans la situation de «sujet convoqué», qui
doit se tenir en position d´auditeur. «S´avouer auditeur, c´est, d´entrée
de jeu, rompre avec le projet cher à tel philosophe - peut-être à tout philosophe
- de commencer le discours sans présuppositions... Or c´est sous une certaine
supposition que je me tiens dans la position d´auditeur de la prédication
chrétienne. Je suppose que cette parole est sensée, qu´elle vaut d´être sondée
et que son examen peut accompagner et conduire le transfert du texte à la
vie où elle se vérifiera globalement...»
Mais «auditeur de la parole»,
cela ne prive pas de la «pleine responsabilité d´une pensée autonome». Si
le soi peut recevoir la parole biblique comme parole sensée, c´est dans la
mesure où il en éprouve à l´intérieur de lui-même la vérité de ce qu´il reçoit
de l´extérieur. Face à la Parole de Dieu, le soi est dans la même position
que devant le symbole, ou devant toute autre parole. L´écoute l´ouvre à sa
propre identité, à charge pour lui d´en saisir le caractère sensé. Que la
vérité lui soit antérieure est le signe qu´il est lui-même toujours en situation
de mandaté, de répondant.
Au fil de son enquête, il devient clair
pour Paul Ricœur que le soi, lieu du sens, ne peut jamais s´ériger en origine
du sens. Sa finitude ne le décharge pas de sa responsabilité. L´existence
est un risque - «le risque énorme d´être homme» -, un risque que Dieu offre
de courir sous le signe de l´espérance, en le confortant dans son «courage
d´exister». | | | | Né
à Valence le 27 février 1913, Paul Ricœur perdit très tôt ses parents : sa
mère meurt six mois après sa naissance, et son père est tué à la guerre en
1915. Élevé, avec sa soeur aînée, par une tante, il fit ses études à Rennes.
Il soutint un mémoire de maîtrise sur le «Problème de Dieu chez Lachelier
et Lagneau», deux figures de la philosophie réflexive française. Grâce à
Gabriel Marcel, il découvre les oeuvres de Husserl. En 1935, il est reçu
à l´agrégation, et il se marie la même année avec Yvonne Lejas, une amie
d´enfance.
Mobilisé, fait prisonnier, il passe les années de la guerre
dans différents oflags de Poméranie. En 1948, il enseigne à l´université
de Strasbourg et soutient, en 1950, sa thèse : La Philosophie de la volonté.
Très actif au sein de la revue «Esprit», il publie de nombreux articles.
En 1956, il est nommé à la Sorbonne, puis à Nanterre (1966), où il est élu
doyen en 1969. Un an plus tard, découragé par l´intolérance des étudiants
et le virage «gauchiste» de certains de ses collègues, il démissionne. De
nombreuses universités étrangères le sollicitent : Louvain, Montréal, Yale,
Chicago où il retournera jusqu´en 1990. | | Les oeuvres de Paul Ricoeur | | L´œuvre est considérable. Dès la «Philosophie de la volonté» (Aubier) - trois volumes : 1. «Le volontaire et l´involontaire» (1950), 2 : «L´homme faillible» (1960), et surtout 3 : "La symbolique du mal" -, sa réflexion s'établit sur le sol du symbole et du mythe. Il s'engage ensuite dans un vaste dialogue, avec Freud ("De l'interprétation", 1965), la linguistique, le structuralisme, etc., dont "Le conflit des interprétations" (1969) se fait l'écho. Ultime exemple de cette ouverture à l'autre, son dialogue avec Jean-Pierre Changeux : "La nature et la règle" (Odile Jacob, 1998).
En même temps, il construit une oeuvre majeure (parue au Seuil) jalonnée par "La métaphore vive" (1975), la trilogie "Temps et récit" (1983, 1984, 1985), et point d'orgue : "Soi-même comme un autre" (l990), une magistrale synthèse récapitulative.
Ricoeur a labouré des champs innombrables, dont on a une idée en consultant : "Histoire et vérité" (1955, 1954), "Du texte à l"action" (1986), les trois volumes de "Lectures" (1991, 1992, 1994), "Réflexion faite" (1995), "Idéologie et utopie" (1997).
Pour son herméneutique biblique, on renvoie à "Lectures"3,
où il justifie entre autres la démarche théologique classiquement définie
comme «Fides quaerens intellectum» : la foi en quête d´intelligence. Fidèle
à la ligne de Karl Barth et de Eberhart Jüngel, il se réfère à l´héritage
protestant, subordonnant la question de Dieu à l´accueil de sa Parole, et
à l´adhésion de foi. Il a donné un magnifique exemple de cette lecture biblique,
en dialogue avec un exégète, André Lacocque : «Penser la Bible» (Seuil, 1998). |
| Marcel NEUSCH
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