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Dans le journal - Culture
22-05-2005
«Le risque énorme d'être homme»

Philosophe français parmi les plus marquants du XXe siècle, Paul Ricoeur est mort vendredi 20 mai à l'âge de 91 ans

Paul Ricoeur s'est éteint à l'âge de 91 ans (photo AFP)



Au cours de sa formation universitaire, Paul Ricoeur fut d'abord "initié et incorporé", selon ses termes, à la tradition française de la philosophie réflexive, une tradition qui remonte au "Cogito" cartésien, mais dont la prétention à la transparence devait très tôt se révéler illusoire.

S'il reconnait sa dette envers ses maîtres - notamment Jean Nabert - il cherche sa propre voie, à l'écart des modes, mais en s'ouvrant à un large dialogue avec ses contemporains. Au lieu de s'enrouler sur elle-même, sa pensée s'est constamment mise à l'écoute de l'autre, la rencontre de l'autre étant le plus court chemin pour venir à soi.

"Contrairement à la prétention du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate, écrit-il, il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d'humanité déposés dans les Oeuvres de la culture. Que saurions-nous de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n´avait pas été porté au langage ? Dès lors, comprendre, c´est se comprendre devant le texte, et recevoir de lui un soi plus vaste (...) La lecture m´introduit dans les variations imaginatives de l´ego.»

Cet accueil de l´autre devient sa règle de conduite. Parti de la philosophie réflexive, repliée sur le cogito, il l´enrichit par une double greffe, d´abord la greffe phénoménologique, avec Husserl, dont le mot d´ordre est le retour «aux choses mêmes», puis la greffe herméneutique, avec Gadamer, qui le sensibilise à tout ce qui vient de l´autre, c´est-à-dire de ce qui est antérieur au soi.

Cet élargissement du regard ne l´a pourtant jamais détourné de la seule cause qui lui tient à cœur : la personne ou, justement, le «soi», invitant à prendre la mesure de sa dignité, et l´étendue de sa responsabilité.

«Le symbole donne à penser»

Ricœur a lui-même admirablement retracé les étapes de son parcours dans «Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle» (Esprit, 1995). On ne peut qu´y renvoyer. Dès ”Le volontaire et l´involontaire” (1950), sensible à la non-transparence du cogito, à son opacité, il le décrit comme soudé à des forces qui le retiennent loin de lui-même - les tendances, le caractère, l´inconscient - ce qui semble donner raison aux «maîtres du soupçon» : Nietzsche, Marx, Freud, qu´il refuse pourtant de suivre. Il n´en conclut pas que le sujet est une illusion, mais que, voué à l´altérité, il est condamné pour venir à soi d´emprunter «la voie longue» de l´interprétation.

Il se livre dès lors à une vaste exploration des espaces dans lesquels le soi s´est pensé au fil du temps. Un premier réseau de liens est constitué par les symboles et les mythes - le mythe étant un symbole «mis en récit». Quand il s´agit d´accéder à la question de l´origine ou de la fin de l´existence, questions auxquelles le soi ne cesse d´être confronté, «le symbole donne à penser» !

Mais alors que, pour d´autres, ces symboles dévorent le soi, Ricœur y voit un détour obligé, qui lui ouvre l´accès à sa véritable identité. D´obstacle, l´altérité devient la voie vers une identité enrichie. Le soi n´est donc à aucun moment dans un face à face avec lui-même, mais il ne cesse d´être exposé et c´est une chance : la vérité vient à lui par l´autre. Lié au monde, non seulement physique, mais culturel, il n´accède à lui-même qu´au prix d´un travail incessant de dépossession et d´appropriation.

C´est ce que met en évidence le «Conflit des interprétations» (1969) : entre le soi et le symbole, plus généralement entre le soi et tout donné langagier s´établit une circularité : le fameux cercle herméneutique. Mais - vérité inexpugnable des philosophies réflexives - la clé de l´interprétation reste aux mains du soi, toujours déjà habité par le sens de sa propre existence.

«Expliquer plus, c'est comprendre mieux»

A mesure que se développe sa pensée, le trajet de soi à soi ne cesse de s´allonger, par un jeu de cercles de plus en plus amples. Ses interlocuteurs - Ricœur n´a pas d´adversaires - sont nombreux. C´est aux sciences humaines qu´il pense lorsque, au début de «Temps et récit» (1983), il introduit un aphorisme fameux : «Expliquer plus, c´est comprendre mieux !»

Expliquer, c´est la prétention des sciences, comprendre la tâche du philosophe. A l´époque, on célébrait volontiers la «mort de l´homme» réduisant le soi à l´inexistence. Ce qui est contestable, aux yeux de Ricœur, ce ne sont pas les procédures explicatives que les sciences mettent en œuvre, mais leur prétention à détenir le dernier mot.

Cependant, on n´échappe pas, selon Ricœur, à cette logique dévorante des sciences humaines en traçant une ligne de partage entre expliquer et comprendre. S´il accepte leur approche explicative, il ne cesse de revendiquer pour le soi la charge ultime de dire le sens, chacun étant habilité à dire de quoi il en retourne quand il s´agit de son existence.

Si le «sujet exalté», en vogue de Descartes à Sartre, a fait son temps, le «sujet humilié», déchu, tel que le décrivent Nietzsche et les sciences, ne reflète pas non plus sa vérité. Pour Ricœur, nous avons affaire à un «sujet blessé» ou «brisé», mais toujours assez averti sur lui-même pour se frayer sa voie dans l´existence.

«Dire soi, écrit Ricœur, ce n´est pas dire je. Le "je" se pose - ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont l´analyse précède le retour vers lui-même.» Impliqué : cela veut dire qu´il lui est impossible de se retirer du monde, mais aussi qu´il s´atteste, par chacun de ses actes, comme un acteur responsable, que ce soit dans le langage, l´action, le récit, la vie éthique. A la question : qui ? - qui parle, qui est l´auteur de telle action ou de tel récit -, il est sommé de répondre non pas : «Je suis», mais : «Me voici» ! Telle est la nouvelle carte d´identité du sujet.

«La visée d'une vie accomplie»

Au soi, tout blessé qu´il est, sont donc imputables certains actes en tant que sujet responsable. Sinon, l´éthique serait sans fondement. Or, c´est par l´éthique - «visée d´une vie accomplie» - que le soi accède à sa plus haute vérité. L´éthique, telle que la conçoit Ricœur, se décline selon un rythme ternaire : l´estime de soi, la sollicitude pour autrui, l´instauration d´institutions justes.

A la différence de Lévinas, Ricœur pose au départ la capacité de s´estimer soi-même et de poser des actions intentionnelles. Mais l´estime de soi s´effondrerait sans la sollicitude pour autrui - acte premier de l´éthique pour Lévinas -, et sans la promotion d´institutions justes, faisant droit au plus lointain. Avec l´éthique, la philosophie atteint son terme.

Et la question de Dieu ? «Mon souci, jamais atténué, de ne pas mêler les genres m´a plutôt rapproché de la conception d´une philosophie sans absolu.» Une philosophie sans absolu, mais non sans convictions. Si l´éthique relève du soi - elle est humaine, et elle exclut l´idée d´une éthique chrétienne - Dieu ne relève que de lui-même, et il faut, pour l´approcher, s´en remettre à sa Parole, c´est-à-dire à ce qu´il dit de lui-même dans la Bible. "Un "Je" divin s´annonce, qui enveloppe l´invocation, la nomination et l´assertion d´existence».

Issu de la tradition protestante, Ricœur estime que, face à Dieu, le soi se trouve dans la situation de «sujet convoqué», qui doit se tenir en position d´auditeur. «S´avouer auditeur, c´est, d´entrée de jeu, rompre avec le projet cher à tel philosophe - peut-être à tout philosophe - de commencer le discours sans présuppositions... Or c´est sous une certaine supposition que je me tiens dans la position d´auditeur de la prédication chrétienne. Je suppose que cette parole est sensée, qu´elle vaut d´être sondée et que son examen peut accompagner et conduire le transfert du texte à la vie où elle se vérifiera globalement...»

Mais «auditeur de la parole», cela ne prive pas de la «pleine responsabilité d´une pensée autonome». Si le soi peut recevoir la parole biblique comme parole sensée, c´est dans la mesure où il en éprouve à l´intérieur de lui-même la vérité de ce qu´il reçoit de l´extérieur. Face à la Parole de Dieu, le soi est dans la même position que devant le symbole, ou devant toute autre parole. L´écoute l´ouvre à sa propre identité, à charge pour lui d´en saisir le caractère sensé. Que la vérité lui soit antérieure est le signe qu´il est lui-même toujours en situation de mandaté, de répondant.

Au fil de son enquête, il devient clair pour Paul Ricœur que le soi, lieu du sens, ne peut jamais s´ériger en origine du sens. Sa finitude ne le décharge pas de sa responsabilité. L´existence est un risque - «le risque énorme d´être homme» -, un risque que Dieu offre de courir sous le signe de l´espérance, en le confortant dans son «courage d´exister».

Eléments biographiques

Né à Valence le 27 février 1913, Paul Ricœur perdit très tôt ses parents : sa mère meurt six mois après sa naissance, et son père est tué à la guerre en 1915. Élevé, avec sa soeur aînée, par une tante, il fit ses études à Rennes. Il soutint un mémoire de maîtrise sur le «Problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau», deux figures de la philosophie réflexive française. Grâce à Gabriel Marcel, il découvre les oeuvres de Husserl. En 1935, il est reçu à l´agrégation, et il se marie la même année avec Yvonne Lejas, une amie d´enfance.

Mobilisé, fait prisonnier, il passe les années de la guerre dans différents oflags de Poméranie. En 1948, il enseigne à l´université de Strasbourg et soutient, en 1950, sa thèse : La Philosophie de la volonté. Très actif au sein de la revue «Esprit», il publie de nombreux articles. En 1956, il est nommé à la Sorbonne, puis à Nanterre (1966), où il est élu doyen en 1969. Un an plus tard, découragé par l´intolérance des étudiants et le virage «gauchiste» de certains de ses collègues, il démissionne. De nombreuses universités étrangères le sollicitent : Louvain, Montréal, Yale, Chicago où il retournera jusqu´en 1990.

Les oeuvres de Paul Ricoeur

L´œuvre est considérable. Dès la «Philosophie de la volonté» (Aubier) - trois volumes : 1. «Le volontaire et l´involontaire» (1950), 2 : «L´homme faillible» (1960), et surtout 3 : "La symbolique du mal" -, sa réflexion s'établit sur le sol du symbole et du mythe. Il s'engage ensuite dans un vaste dialogue, avec Freud ("De l'interprétation", 1965), la linguistique, le structuralisme, etc., dont "Le conflit des interprétations" (1969) se fait l'écho. Ultime exemple de cette ouverture à l'autre, son dialogue avec Jean-Pierre Changeux : "La nature et la règle" (Odile Jacob, 1998).

En même temps, il construit une oeuvre majeure (parue au Seuil) jalonnée par "La métaphore vive" (1975), la trilogie "Temps et récit" (1983, 1984, 1985), et point d'orgue : "Soi-même comme un autre" (l990), une magistrale synthèse récapitulative.

Ricoeur a labouré des champs innombrables, dont on a une idée en consultant : "Histoire et vérité" (1955, 1954), "Du texte à l"action" (1986), les trois volumes de "Lectures" (1991, 1992, 1994), "Réflexion faite" (1995), "Idéologie et utopie" (1997).

Pour son herméneutique biblique, on renvoie à "Lectures"3, où il justifie entre autres la démarche théologique classiquement définie comme «Fides quaerens intellectum» : la foi en quête d´intelligence. Fidèle à la ligne de Karl Barth et de Eberhart Jüngel, il se réfère à l´héritage protestant, subordonnant la question de Dieu à l´accueil de sa Parole, et à l´adhésion de foi. Il a donné un magnifique exemple de cette lecture biblique, en dialogue avec un exégète, André Lacocque : «Penser la Bible» (Seuil, 1998).
Marcel NEUSCH


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