EXTRAIT: IV. BUSONI ET SCHOENBERG
Aussi surprenant que cela puisse paraître rétrospectivement, Busoni incarne aux yeux de ses contemporains l'avant-garde musicale par excellence, au même titre que Schoenberg.
Certes, les deux hommes sont hantés par la nécessité de faire progresser l'écriture musicale. Mais, à la différence de Schoenberg, dont l'œuvre de synthèse qu'est le «Traité d'harmonie», publié en 1911, ne rend pas compte du pragmatisme qui l'a conduit à la révolution musicale que l'on sait, la modernité de Busoni se traduit dans un système théorique souvent révolutionnaire, mais largement utopique et que ses propres œuvres sont loin de refléter.
Après une première rencontre en 1911, année au cours de laquelle l'annonce (cosignée par Busoni dans la revue «Pan») des cours donnés par Schoenberg, provoque un tel succès que ce dernier accepte le risque de quitter Vienne pour Berlin, les deux compositeurs se voient rarement et échangent une correspondance peu volumineuse (une trentaine de lettres entre 1903 et 1919), mais d'un grand intérêt.
Leur relation commence sous les meilleurs auspices. Busoni, plus âgé de huit ans seulement, est l'une des personnalités les plus influentes de l'époque. Il répond le 14 septembre 1903 à une lettre de Schoenberg (perdue) qui lui demande la permission de lui soumettre l'une de ses compositions («Pelléas et Mélisande»): «...Je vous serais donc très reconnaissant de bien vouloir m'envoyer votre manuscrit. Peut-être, nouveau Siegfried, réussirai-je à traverser la barrière de feu qui rend inaccessible votre œuvre et à la réveiller du sommeil de son absence d'exécution».
C'est ainsi que s'amorce une correspondance dont le style et la franchise des propos mettent souvent à nu la psychologie des deux hommes.
Schoenberg y apparaît entier, sûr de son talent et de son rôle historique. Il sollicite Busoni avec un empressement qu'on peut qualifier d'intéressé, afin - successivement - d'être joué dans sa série de concerts, d'être édité, de trouver des mécènes lui permettant de s'établir avec sa famille à Berlin. Peu soucieux de découvrir la musique de Busoni, il n'en parle pour la première fois que dans une lettre relativement tardive (1912).
Busoni, malgré les défauts de son orgueilleux correspondant, ne s'attache qu'au talent. Il est à ce point séduit et intrigué par les œuvres qu'il reçoit, qu'il les travaille lui-même et avec acharnement afin de les bien comprendre, les «ré-écrivant» lorsque cela lui semble mieux sonner.
Progressivement, on voit le point d'équilibre se déplacer de Busoni vers Schoenberg, dont la longueur des développements théoriques et techniques ne cesse de croître. Sans aucun doute, par son incompréhension et les réactions qu'elle suscite chez son correspondant, Busoni a joué un rôle dans la maturation du processus créatif de Schoenberg.
C'est en effet l'un des principaux intérêts de cette correspondance que de refléter ce qui rapproche (les possibilités techniques du piano qu'il faut développer, l'enseignement de la musique, les tiers de ton...), distingue, voire oppose les deux hommes, illustrant par là même les limites de l'ouverture d'esprit de Busoni, la modernité dont est porteur Schoenberg étant trop éloignée de ses propres conceptions.
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