par Julius Evola (dans: Explorations. Hommes et problémes; Puiseaux 1989)
Carlo
Michelstaedter est l'un des auteurs qui ont affirmé, à l'époque moderne,
la nécessité pour l'individu de s'élever à l'être, à une valeur absolute
en mettant fin à tous les compromis sous lesquels se masque une abios bios,
une vie qui n'est pas vie, ne acceptant ce dont l'homme a plus peur que de
toute autre chose: se mettre en face de soi, prendre sa propre mesure en
fonction, précisément, de l'"être". L'état correspondant à l'être est appelé
par Michelstaedter l'état de la "persuasion"; il est défini essentiellement
comme une négation des corrélations. Chaque fois que le Moi ne pose pas en
soi-même mais dans l'"autre" le principe de sa propre consistance, chaque
fois que sa vie est conditionnée par des choses et relations, chaque fois
qu'il succombe àdes dépendances et au besoin - il n'y a pas "persuasion",
mais privation de valeur. Il n'y a valeur que dans l'existence en soi-même,
dans le fait de ne pas demander à l'"autre" le principe ultime et le sens
de sa propre vie: dans l'"autarcie", au sens grec du terme. Aussi bien l'ensemble
d'une existence faite de besoins, d'affections, de "socialité", d'oripeaux
intellectualistes et autres, mais aussi l'organisme corporel et le système
de la nature (lequel, en tant qu'expérience, est compris comme engendré,
dans son développement spatio-temporel indéfini, par la gravitation incessante
en quête de l'être, qu'on ne possédera cependant jamais tant qu'on le cherchera
hors de soi) (1), rentrent-ils dans la sphère de la non-valeur.
Le Moiqui pense être en tant qu'il se continue, en tant qu'il ignore la pléntitude
d'une possession actuelle et renvoie sa "persuasion" à un moment successif
dont il devient par là dépendant; le Moi qui dans chaque instant présent
s'échappe à lui-même, le Moi qui ne se possède pas, mais qui se cherche et
se désire, qui ne sera jamais dans un quelconque futur, celui-ci étant le
symbole même de sa privation, l'ombre qui court en même temps que celui qui
fuit, sur une distance entre le corps et sa réalité qui reste inchangée à
chaque instant - tel est, pour Michelstaedter, la sens de la vie quotidienne,
mais aussi la "non-valeur", ce qui "ne-doit-pas-être". Face à cette situation,
le postulat de la "persuasion" est le suivant: l'autoconsistance, le fait
de résister de toutes ses forces et à tout moment `a la déficience existentielle,
ne pas céder à la vie qui déchoit en cherchant hors de soi ou dans l'avenir
- ne pas demander,mais tenir dans son poing l'"être": ne pas "aller", mais
demeurer (2).
Alors que la déficience existentielle accélère le temps toujours anxieux
du futur et remplace un présent vide par un présent successif, la stabilité
de l'individu "pré-occupe" un tempf infini dans l'actualité et arrête le
temps. Sa fermeté est une traînée vertigineuse pour les autres, qui sont
dans le courant. Chacun de ses instants est un siècle de la vie des autres
- "jusqu'à ce qu'il se fasse lui-même flamme et parvienne à se tenir dans
le présent ultime" (3). Pour éclairer ce point, il est important de comprendre
la nature de la corrélation qui est contenue dans les prémisses: étant donné
que le monde est compris comme engendré par la direction propre à la déficience,
dont il est comme l'incarnation tangible, c'est une illusion de penser que
la "persuasion" puisse être réalisée au moyen d'une consistance abstraite
et subjective dans une valeur qui, comme dans la stoïcisme, aurait contre
elle un être (la nature expérimentée) dont on peut dire que, pourtant sans
valeur, il est. Celui qui tend à la persuasion absolue devraint en fait s'élever
à une responsabilité cosmique. Ce qui signifie: je ne dois pas fuir ma déficience
- que le monde reflète -, mais la prendre sur moi, m'adapter à son poids
et la racheter. C'est pourquoi Michelstaedter dit: "Tu ne peux pas te dire
persuadé tant qu'il reste une chose qui n'a pas été persuadée". Il renvoie
à la persuasion comme "à l'extrême conscience de celui qui est un avec les
choses, qui a en soi toutes les choses: e ounekes".
Pour rendre plus intelligible le problème central de Michelstaedter, on peut
rattacher le concept d'insuffisance au concept aristotélicien de l'acte imparfait.
L'acte imparfait ou "impur", c'est l'acte des puissances qui ne passent pas
d'elles-mêmes (kath auto) à l'acte, mais qui pour cela ont besoin du concours
de l'autre. Tel est par exemple le cas de la perception sensorielle: en elle,
la puissance de perception n'étant pas autosuffisante, ne produit pas d'elle-même
la perception, mais a pour ce faire besoin de la corrélation à l'objet. Or,
le point fondamental dont dépend la position de Michelstaedter est le suivant:
sur le plan transcendental, l'acte imparfait ne résout qu'en apparance la
privation du Moi. En réalité, il la confirme de nouveau. À titre d'exemple,
prenons une comparasion. Le Moi a soif; tant qu'il boira, il confirmera l'état
de celui qui ne suffit pas a sa propre vie, mais qui pour vivre a besoin
de l'"autre"; l'easu et le reste ne sont que les symboles de sa déficience
(il importe de fixer l'attention sur ce point: on ne désire pas parce qu'il
y a privation de l'être, mais il y a privation de l'être parce qu'on désire
- en second lieu: il n'y a pas désir, par exemple celui de boire, parce qu'il
y a certaines choses, par exemple l'eau, mais parce que les choses désirées,
à l'instar de la privation de l'être qui pousse vers elles, sont créés au
même moment par le désir qui s'y rapporte, lequel est donc le prius qui pose
la corrélation et les deux termes de celle-ci, la privation et l'objet correspondant,
dans notre exemple la soif et l'eau). En tant qu'il se nourrit de cette déficience
et lui demande la vie, le Moi se repâit seulement de sa propre privation
et demeure en elle, s'éloignant de l'"acte pur" ou parfait, de cette eau
éternelle au sujet de laquelle on pourrait citer les paroles même du Christ,
eau pour laquelle toute soif, et toute autre privation, seraient vaincues
à jamais. Cette appétence, cette contrainte obscure qui entraîne le Moi vers
l'extérieur - vers l'"autre" -, voilá ce qui engendre dans l'expérience le
système des réalités finies et contingentes. La persuasion, qui va brûler
dans l'état de l'absolue consistance, du pur être-en-soi - cet effort a donc
aussi le sens d'une "consommation" du monde qui se révèle à moi.
Le sens de cette consommation, il faut, pour l'éclairer, aller jusqu'à des
conséquences que Michelstaedter n'a pas complètement développées.
Tout d'abord, dire que je dois pas fuir ma déficience signifie notamment
que je dois me reconnaître comme la fonction créatrice du monde expérimenté.
De là pourrait suivre une justification de l'Idéalisme transcendental (à
savoir du système philosophique selon lequel le monde est posé par le Moi)
sur la base d'un impératif moral. Mais on a vu que, selon la prémisse, le
monde est considéré comme une négation de la valeur. Du postulat général
exigeant que le monde soit racheté, que sa déficience soit assumée, procède
donc, toujours comme postulat moral, mais aussi sur le plan pratique, un
second point: la négation même de la valeur doit être reconnue, d'une certaine
façon, comme une valeur. Cela est important. En effet, si je considère l'impulsion
qui a engendré le monde comme une donnée pure, irrationnelle, il est évident
que la persuasion, en tant qu'elle est conçue comme la négation de cette
impulsion, va en dépendre, donc qu'elle n'est pas absolument autosuffisante
mais dépend d'un "autre", dont la négation lui permet de s'affirmer. Dans
ce cas, donc dans le cas où le désir même n'est pas réinséré dans l'ordre
de l'affirmation de la valeur, mais reste intégralement une donnée, la persuasion
ne serait donc pas du tout persuasion - le mystère initial en réduirait inévitablement
la perfection à une illusion.
Il faut donc admettre comme postulat moral que l'antithèse même participe,
d'une certain façon, de la valeur. Mais de quelle façon? Ce problème amène
à inclure dans le concept de persuasion un dynamisme. En effet, il est écident
que si la persuasion ne réduit pas à une suffisance pure et autonome - donc
à un état - , mais est suffisance en tant que négation d'une insuffisance
- donc est un acte, une relation -, l'antithése a certainement und valeur
et peut être expliquée ainsi: le Moi doit poser dans un premier moment la
privation, la non-valeur, y compris sous la condition òu la privation n'est
posée que pour être niée, car cet acte de négation, et lui seul, engendre
la valeur de la persuasion. Mais que signifie nier l'antithèse - qui en l'occurence
revient à dire la nature? On se rappelle que pour Michelstaedter la nature
est non-valeur en tant que symbole et incarnation du renoncement du Moi à
la possession actuelle de soi-même, en tant que corrélat d'un acte imparfait
ou "impur" au sens défini plus haut. Il ne s'agit donc pas de nier telle
ou telle détermination de l'existant, parce qu'on n'atteindrait par là que
l'effet, la conséquence, non la racine transcendentale de la non-valeur;
il ne s'agit pas non plus d'éliminer en général toute action, car l'antithèse
n'est pas l'action en général, mais l'action en tant que fuite de soi, "écoulement"
- et il n'est pas dit que toute action ait nécessairement ce sens. Ce qu'il
faut résoudre, c'est plutôt le mode - passif, hétéronome, extraverti - d'action.
Or, la négation d'un tel mode est constitutée par le mode de l'action autosuffisante,
laquelle est aussi puissance - tel est donc le sens du rachat tout à la fois
cosmique et existentiel. De même que la concrétisation de la persuasion est
le développement d'un monde d'autarcie et de domination; et le moment de
la négation pure n'est que le moment neutre entre les deux phases.
Aussi bien le développement des vues de Michelstaedter dans ce qu'on pourrait
appeler un "Idéalisme magique" apparaît-il obéir à une continuité logique.
En fait, Michelstaedter s'est d'une certaine façon arrête à une négation
indeterminée, et ce, en grande partie, pour n'avoir pas considéré suffisamment
que le fini et l'infini ne doivent pas être rapportés à un objet particulier
ou à une action particulière, mais sont deux modes de vivre n'importe quel
objet ou n'importe quelle action. En général, le vrai Maître n'a pas besoin
de nier (au sens d'annuler) et, sous le prétexte de la rendre absolue, de
réduire la vie à une unité indifférenciée, comme, si l'on veut, dans une
espèce de fulguration: l'acte de puissance - qui n'est pas acte de désoir
ou de violence - , loin de détruire la possession parfaite, l'atteste et
la confirme. Le fait est que Michelstaedter, à cause de l'intensité même
avec laquelle il vécut l'exigence de la valeur absolue, ne sut pas donner
à cette exigence un corps conret, donc la développer dans la doctrine de
la puissance, ce qui pourrait avoir quelque relation avec la fin tragique
de son existence mortelle.
Toutefois, c'est Michelstaedter qui a écrit: "Nous ne voulons pas savoir
par rapport à quelles choses l'homme s'est déterminé, mais bien comment il
s'est déterminé". Au-delá de l'acte, il s'agit donc de la forme ou valeur
sous laquelle cet acte est vecú par l'individu. De fait, toute relation logique
est, d'une certaine façon, indéterminée, et la valeur est une dimension supérieure
où elle se spécifie. L'un des mérites de Michelstaedter, c'est d'avoir réaffirmé
la considération selon la valeur dans l'ordre métaphysique: en effet, la
"rhétorique" et la "voie vers la persuasion" peuvent être distinguées non
d'un point de vue purement logique, mais du point de vue de la valeur. Dans
ce contexte, il est très important que Michelstaedter reconnaisse qu'il y
a, d'une certaine manière, deux voies. Cette coexistence est elle-même une
valeur: car l'affirmation de la persuasion ne peut valoir comme affirmation
d'une liberté que si l'on a conscience de la possibilité de l'affirmation
comme valeur de la non-valeur elle-même, selon d'indifférence: seul étant
libre et infini le "Seigneur du Oui et du Non" (sur cette problématique,
cf. notre Teoria dell'Individuo Assoluto, I, 1-5). L'autre justification
de l'antithèse dont il a été question plus haut, a évidemment pour présupposé
l'option positive pour la "persuasion".