GUILLAUME TELL
Opéra en quatre actes de Étienne de Jouy et Hippolyte-Louis-Florent Bis, musica di Gioacchino Rossini

Prima Esecuzione il 3.8.1829 Théâtre de l'Académie Royale de Musique, Paris

PERSONNAGES

Guillaume Tell, suisses conjuré, Basse
Arnold Melcthal, suisses conjuré, Ténor
Walter Furst, suisses conjuré, Basse
Melcthal, père d’Arnold, Basse
Jemmy, fils de Guillaume Tell, Soprano
Gesler, gouverneur des cantons de Schwitz et d'Uri, Basse
Rodolphe, chef des archers de Gesler, Ténor
Ruodi, pêcheur, Ténor
Leuthold, berger, Basse
Mathilde, princesse de la maison de Hapsbourg,
destinée au ouvernement de la Suisse, Soprano
Hedwige, femme de Guillaume Tell, Mezzo-Soprano
Trois fiancées et leurs compagnes
Paysans et paysannes des trois cantons
Chevaliers allemands, pages, dames d'honneur de la princesse
Chasseurs, Gardes de Gesler, Soldats autrichiens, Tyroliens et Tyroliennes


ACTE PREMIER

La scène se passe à Burglen, canton d'Uri: à droite se
trouve la maison de Guillaume Tell; à gauche débouche
le torrent de Schachental, sur lequel un pont est jeté;
une barque est attachée au rivage. Des paysans entourent
de verdure des cabanes destinées à trois nouveaux ménages;
d'autres se livrent à divers travaux agrestes.
Jemmy s'essaie à tirer de l'arc, Guillaume, pensif et appuyé
sur sa bêche, est arrêté au milieu d'un sillon.
Hedwige assise près d'un châlet assemble les jonces d'une
corbeille et regarde alternativement son époux et son fils.

SCÈNE PREMIÈRE
Guillaume Tell, Hedwige, Jemmy, le Pêcheur, le choeur.

CHOEUR
Quel jour serein le ciel présage!
Célébrons-le dans nos concerts;
Que les échos de ce rivage
Élèvent nos chants dans les airs!
Par nos travaux, rendons hommage
Au créateur de l'univers.

Quatuor

LE PÊCHEUR
(dans sa barque)
Accours dans ma nacelle,
Timide jouvencelle;
Du plaisir qui t'appelle
C'est ici le séjour.
Je quitte le rivage;
Lisbeth, sois du voyage,
Viens; le ciel sans nuage
Nous promet un beau jour.

GUILLAUME
(à demi-voix)
Il chante son ivresse,
Ses plaisirs, sa maîtresse;
De l'ennui qui m'oppresse
Il n'est pas tourmenté.
Quel fardeau que la vie!
Pour nous plus de patrie!
Il chante, et l'Helvétie
Pleure sa liberté.


LE PÊCHEUR
Des fleurs ceignent sa tête;
Leur puissance secrète;
Conjurant la tempête,
Nous répond du retour.
Et toi, lac solitaire,
Témoin d'un doux mystère,
Ne dis pas à la terre
Les secrets de l'amour.

HEDWIGE et JEMMY
Son imprudent courage,
Se jouant de l'orage,
A côté du naufrage
Ne pense qu'au retour.
Vers l'écueil qu'on redoute,
S'il dirigeait sa route,
Des chants de mort, sans doute,
Suivraient ses chants d'amour.
(Ici l'on entend le ranz des vaches).

LE CHOEUR
On entend des montagnes
Le signal du repos;
La fête des campagnes
Abrège nos travaux.
Cette fête champêtre,
Qu'ignore l'oeil du maître,
Nous fera reconnaître
Le doux pays natal.

SCÈNE DEUXIÈME
Les mêmes, le vieux Melcthal, appuyé sur son fils
Arnold, descend de la colline.

LE CHOEUR
Salut, honneur, hommage
Au vertueux Melcthal!

HEDWIGE
La fête des pasteurs, selon l'antique usage,
De trois jeunes amans fait trois heureux époux.

ARNOLD
(à part)
Des amans, des époux
Ah! quel penser m'assiège!...

HEDWIGE
Bénis par vous.

MELCTHAL
Par moi?

HEDWIGE
Vous nous bénirez tous.

GUILLAUME
De l'âge et des vertus c'est le saint privilège,
Et des bienfaits du ciel un présage bien doux.

MELCTHAL
Pasteurs, que vos accens s'unissent,
Qu'au loin vos trompes retentissent;
Célébrez tous en ce beau jour
Le travail, l'hymen et l'amour.

CHOEUR D'HOMMES
Pasteurs, que nos accens s'unissent,
Qu'au loin nos trompes retentissent!
Célébrons tous, en ce beau jour,
Le travail, l'hymen et l'amour.

CHOEUR DE FEMMES
Aux chants joyeux qui retentissent,
Que nos accens plus doux s'unissent!
Célébrons tous en ce beau jour,
Le travail, l'hymen et l'amour.

CHOEUR GÉNÉRAL
Près des torrens qui grondent,
Que les cors se répondent!
Que l'écho de ces monts,
Retenant nos chansons,
En reporte les sons
Aux forêts, aux vallons!
Près des torrens qui grondent,
Que les cors se répondent!
Célébrons par nos jeux
Et l'hymen et ses feux;
Des pasteurs amoureux
Celébrons les doux noeuds,
Et volons auprès d'eux.
(Le choeur sort).

SCÈNE TROISIÈME
Guillaume, Melcthal, Arnold, Hedwige, Jemmy.

GUILLAUME
Contre les feux du jour que mon toit solitaire
Vous offre un abri tutélaire.
C'est là que dans la paix ont véçu mes aïeux,
Que je fuis les tyrans, que je cache à leurs yeux
Le bonheur d'être époux, le bonheur d'être père!
(Il embrasse son fils).

MELCTHAL
(à Arnold)
Le bonheur, d'être père!
Tu l'entends, ô mon fils! c'est le suprême bien.
Veux-tu tromper toujours le voeu de ma vieillesse?
La fête des pasteurs, par un triple lien,
Va consacrer, dans ce jour d'allégresse,
Le serment de l'hymen, et ce n'est pas le tien!

(Le vieux Melcthal entre avec Guillaume, Hedwige e
Jemmy dans un châlet).

SCÈNE QUATRIÈME
Arnold seul.

ARNOLD
Le mien, dit-il! jamais, jamais le mien!
Que ne puis-je taire à moi-même
De quel fatal objet tous mes sens sont épris!
Toi, dont le front aspire au diadème,
Ô Mathilde! je t'aime,
Je t'aime, et je trahis
Mon devoir et l'honneur, mon père et mon pays!
Contre l'avalanche homicide
Ma force te servit d'égide:
Je te sauvai, toi, la fille des rois,
Toi qu'une puissance perfide
Destine à nous donner des lois.
Ivre d'un fol espoir, ma jeunesse insensée
A prodigué son sang pour des maîtres ingrats:
Avoir connu sous eux la gloire des combats,
Voilà ma honte! aussi, mes pleurs l'ont effacée:
Par un funeste amour ne la rappelons pas.
Mais quel bruit? des tyrans qu'a vomis l'Allemagne
Le cor sonne sur la montagne.
Gesler est là; Mathilde l'accompagne;
Il faut encor la voir, entendre encor sa voix;
Soyons heureux et coupable à la fois!

SCÈNE CINQUIÈME
Guillaume, Arnold.

Duo

GUILLAUME
Où vas-tu? quel transport t'agite?
L'approche d'un ami n'arrête point ta fuite?

ARNOLD
Non.

GUILLAUME Pourquoi trembles-tu?

ARNOLD
(à part)
De feindre aurai-je le courage?
(Haut)
Sous le fardeau de l'esclavage
Quel grand coeur n'est pas abattu?

GUILLAUME
Je comprendrais des maux que je partage;
Arnold ne m'a pas répondu!

ARNOLD
(à part)
Suis-je assez malheureux!

GUILLAUME
Malheureux? quel mystère?
Pourquoi te taire?

ARNOLD
Qu'espères-tu?

GUILLAUME
Rendre à ton coeur la force et la vertu.

ARNOLD
(à part)
Ah! Mathilde, idole de mon âme!
Il faut donc vaincre ma flamme?

GUILLAUME
(observant Arnold)
Je saurai lire dans son coeur.

ARNOLD
Ô ma patrie,
Mon coeur te sacrifie
Et mon amour et mon bonheur!

GUILLAUME
(à part)
Il rougit de son erreur;
En servant la tyrannie
S'il fut traître à sa patrie,
Son remords du moins expie
Un moment de déshonneur.
(Haut)
Pour nous plus de crainte servile,
Soyons hommes, et nous vaincrons.

ARNOLD
Et comment venger nos affronts?

GUILLAUME
Tout pouvoir injuste est fragile.

ARNOLD
Contre des maîtres étrangers
Quels sont nos appuis?

GUILLAUME
Les dangers;
Il n'en est qu'un pour nous, pour eux il en est mille.

ARNOLD
(montrant la maison qui renferme
la femme et le fils de Guillaume)
Songe aux biens que tu perds!

GUILLAUME
Qu'importe!

ARNOLD
Quelle gloire espérer des revers?

GUILLAUME
Je ne sais trop ce que c'est que la gloire,
Mais je connais le poids des fers.

ARNOLD
Ton espérance...

GUILLAUME
Est la victoire:
La tienne aussi. J'ai besoin de la croire.

ARNOLD
Nous serions libres!...

GUILLAUME
C'est mon voeu.

ARNOLD
Mais où combattre?

GUILLAUME
Dans ce lieu.
Je te l'ai dit: plus de crainte servile.

ARNOLD
Vaincus, quel sera nôtre asile?

GUILLAUME
La tombe.

ARNOLD
Et nôtre vengeur?

GUILLAUME
Dieu!

ARNOLD
(à part)
Ah! Mathilde, idole de mon âme!
Il faut donc vaincre ma flamme?

GUILLAUME
Je vais lire dans son coeur.

ARNOLD
Ô ma patrie! Mon coeur te sacrifie
Et mon amour et mon bonheur.

GUILLAUME
Il rougit de son erreur.
En servant la tyrannie,
S'il fut traître à sa patrie,
Son remords du moins expie
Un moment de déshonnéur.

ARNOLD
Du combat, quand sonnera l'heure,
Ami, je serai prêt...
(Le cor se fait entendre, et Arnold cherche à s'éloigner).

GUILLAUME
Demeure.

ARNOLD
Ô contre-temps fatal!

GUILLAUME
Melcthal! Melcthal!
(Le cor résonne de nouveau).

ARNOLD
Qu'entends-je?

GUILLAUME
C'est Gesler! quoi! tandis qu'il nous brave,
Voudrais-tu, volontaire esclave,
D'un regard dédaigneux implorer la faveur?

ARNOLD
Quel sévère langage!
Pour moi c'est un outrage.
Je veux sur son passage
Braver l'insolent oppresseur.

GUILLAUME
Point d'entreprise téméraire;
Songe à ton père: il faut le protéger;
A ta patrie: il faudra la venger.

ARNOLD
(à part)
Mon père! mon pays! ma tendresse!
Que faire!

GUILLAUME
Il hésite, il pâlit!
Quel est donc ce mystère?

ARNOLD
(à part)
Ô ciel! tu sais si Mathilde m'est chère,
Mais à la vertu je me rends.
(Haut)
Haine et malheur à nos tyrans!

GUILLAUME
Entends au loin les chants de l'hyménée;
N'attristons pas la fête des pasteurs:
A leurs plaisirs ne mêlons pas de pleurs;
Et que, du moins une journée,
Un peuple échappe à ses malheurs.

ARNOLD
A ses regards cachons mes pleurs.
Ô ciel! tu sais si Mathilde m'est chère;
Mais à la vertu je me rends.
Haine et malheur à nos tyrans!

GUILLAUME
De mon secret il est dépositaire,
Mais il combattra dans nos rangs;
Haine et malheur à nos tyrans!

SCÈNE SIXIÈME
Les mêmes, Melcthal, Hedwige, Jemmy, le choeur,
formant un cortège pour les trois mariés. Trois
vieillards vont chercher les trois fiancées dans les
châlets qui se trouvent sur la scène.

HEDWIGE
Sur nos têtes le soleil brille,
Et semble s'arrêter au milieu de son cours,
Pour voir la fête de famille.
Vénérable Melcthal, honneur des anciens jours,
C'est à vous de bénir leurs pudiques amours.

MELCTHAL
Quand le ciel entend votre promesse,
Est-ce à moi de la consacrer?

GUILLAUME
Qui, rendre hommage à la vieillesse,
Mon Dieu, c'est encor t'honorer!
(Il conduit le vieux Melcthal sous un dôme de
verdure, préparé pour lui).

LE CHOEUR
Ciel, qui du monde es la parure,
Pour eux fais luire un doux augure;
Vois, leur tendresse est aussi pure
Que ta lumière en un beau jours!
(Pendant ce choeur, Melcthal bénit les époux qui sont
agenouillés à ses pieds).

ARNOLD
(à part)
Qu'ils sont heureux! quel chaste amour!
(Le bruit de la chasse se rapproche).

GUILLAUME
Encor Gesler!

ARNOLD
(sortant sans être aperçu)
Courons!

SCÈNE SEPTIÈME
Les mêmes, moins Arnold.

GUILLAUME
(à part)
Ah! quel tourment j'endure!
(Haut)
Je ne vois plus Arnold.

JEMMY
Il nous quitte.

GUILLAUME
Il me fuit;
Il me dérobe en vain le trouble qui le suit.
Je cours l'interroger; toi, ranime la fête.

HEDWIGE
Tu me glaces de crainte, et tu parles de fête!

GUILLAUME
(bas)
Qu'elle cache aux tyrans le bruit de la tempête!
Étouffe-la sous des accens joyeux:
Elle ne doit grander pour eux
Qu'en tombant sur leur tête!

SCÈNE HUITIÈME
Les mêmes, moins Guillaume.

CHOEUR
(accompagné de danse)
Hyménée,
Ta journée
Fortunée
Luit pour nous.
Des couronnes
Que tu donnes
Ces époux
Sont jaloux.
D'allégresse,
De tendresse,
Leur jeunesse
S'embellit.
Sur nos têtes
Les tempêtes
Sont muettes;
Tout nous dit:
Hyménée,
Ta journée
Fortunée
Luit pour nous.
Des couronnes
Que tu donnes
Ces époux
Sont jaloux.
Par tes flammes,
Dans nos âmes,
Tu proclames
nôtre espoir;
Ton ivresse
Joint sans cesse
La tendresse
Au devoir.
Hymenée,
Ta journée
Fortunée
Luit pour nous.
Des couronnes
Que tu donnes
Ces époux
Sont jaloux.
(Pendant que les danses s'exécutent,
on s'exerce au
jeu de l'arc).

CHOEUR
Gloire, honneur au fils de Tell!
Il obtient le prix de l'adresse.

JEMMY
(venant déposer le prix entre les mains d'Hedwige)
Ma mère!

HEDWIGE
Ô moment plein d'ivresse!

CHOEUR
Il obtient le prix de l'adresse,
C'est l'héritage paternel.
(Les archers forment un pas entre eux pendant
lequel on chante le choeur suivant).

CHOEUR
Enfans de la nature,
Le simple habit de bure
Nous tien lieu de l'armure
Qui défend les guerriers.
Mais au but qui l'appèle
nôtre flèche est fidèle,
Et l'espoir avec elle
Repose en nos foyers.

SCÈNE NEUVIÈME
Les mêmes, Leuthold portant
une hache sur laquelle il s'appuie.

JEMMY
Pâle et tremblant, se soutenant à peine,
Ma mère, un pâtre vient vers nous.

LE PÊCHEUR
C'est le brave Leuthold; un malheur nous l'amène.

LEUTHOLD
Sauvez-moi! sauvez-moi!

HEDWIGE
Que crains-tu?

LEUTHOLD
Leur courroux.

HEDWIGE
Leuthold, quel pouvoir te menace?

LEUTHOLD
Le seul qui n'a jamais fait grace,
Le plus cruel, le plus affreux de tous.
Ô mes amis! sauvez-moi de ses coups.

MELCTHAL
Qu'as-tu fait?

LEUTHOLD
Mon devoir. De toute ma famille
Le ciel ne me laissa qu'un enfant, qu'une fille;
Du gouverneur un infâme soutien,
Un soldat l'enlevait, et j'ai su la défendre:
Lui, me ravir mon dernier bien!
Ma hache sur son front ne s'est pas fait attendre;
Voyez-vous ce sang? c'est le sien.

MELCTHAL
Il eut le courage d'un père;
Mais pour lui du tyran redoutons la colère.

LEUTHOLD
Un refuge assuré m'attend sur l'autre bord.
(Au Pêcheur)
Conduis-moi.

LE PÉCHEUR
Ce torrent, cette roche,
Du rivage opposé ne permet point l'approche;
Affronter cet écueil, c'est courir à la mort.

LEUTHOLD
Ah! puisses-tu, barbare, à ton heure dernière,
Trouver Dieu sourd à ton remord,
Comme tu l'es à ma prière!

CHOEUR DE SOLDATS
(dans l'éloignement)
Leuthold! malheur à toi, malheur!

SCÈNE DIXIÈME
Les mêmes, Guillaume.

GUILLAUME
(rentrant)
Arnold a disparu, mes pas n'ont pu l'atteindre.

LEUTHOLD
Grand Dieu, sois mon libérateur!

GUILLAUME
J'entends menacer et se plaindre.

CHOEUR
(en dehors)
Leuthold! malheur à toi, malheur!

LEUTHOLD
Guillaume, le destin m'accable,
On me poursuit, je ne suis point coupable;
Je meurs pourtant si je ne fuis soudain:
Pour mon salut il n'est qu'un seul chemin.
(Il montre le bord opposé).

GUILLAUME
Ta barque est là, pêcheur, tu l'entends.

LEUTHOLD
C'est en vain;
Comme le gouverneur il est impitoyable.

GUILLAUME
Du ciel il méconnaît la loi,
Il te refuse! eh bien! suis-moi.

CHOEUR DE SOLDATS
(se rapprochant)
C'est du sang que le meurtre exige.
Malheur à toi, Leuthold!

GUILLAUME
(après avoir embrassé son fils)
Hâtons-nous, les voilà.
Adieu.

HEDWIGE
Tu vas périr.

GUILLAUME
Ne crains rien, chère Hedwige.
(Montrant le ciel)
Les périls sont bien grands; mais le pilote est là!

SCÈNE ONZIÈME
Melcthal, Hedwige, Jemmy, le Pêcheur,
Rodolphe, soldats et habitans des cantons.

Final

CHOEUR
Dieu de bonté, Dieu tout puissant,
De l'oppresseur confonds la rage,
Daigne dérober au naufrage
Le défenseur de l'innocent.

RODOLPHE
De la justice voici l'heure!

SOLDATS
De la justice voici l'heure!

RODOLPHE
Malheur au meurtrier, qu'il meure!

SOLDATS
Malheur au meurtrier, qu'il meure!

CHOEUR
Dieu de bonté, Dieu tout puissant!
De l'oppresseur confonds la rage,
Daigne dérober au naufrage
Le défenseur de l'innocent.

JEMMY et HEDWIGE
Il est sauvé!

RODOLPHE
Que vois-je? ô rage!
Il a franchi le funeste passage.

MELCTHAL et HEDWIGE
De Dieu je reconnais l'ouvrage.

RODOLPHE
Leur joie est un nouvel outrage;
Esclaves, malheur à vous tous!

MELCTHAL et JEMMY
Quelle insolence! pourquoi l'âge
Ne sert-il pas mieux mon courroux?

CHOEUR DE PAYSANS
Sur nos têtes gronde l'orage,
Éloignons-nous, éloignons-nous.

RODOLPHE
Restez; il est plus d'un coupable:
Au meurtrier qui prêta son secours?
Nommez le traître, il y va de vos jours.

MELCTHAL, JEMMY et HEDWIGE
Ils vont parler; la terreur les accable.

CHOEUR DE PAYSANS
Braverons-nous sa colère implacable?

RODOLPHE
(faisant cerner la foule par ses soldats)
Obéissez, il y va de vos jours.

CHOEUR DE FEMMES
Vierge que les chrétiens adorent.
Entends nos voix, elles t'implorent;
Soustrais au glaive des méchans
Et nos maris et nos enfans!

MELCTHAL
Ce qu'il a fait, tous, nous l'aurions dû faire.
Amis, plus de lâche frayeur:
Il ose agir, osez vous taire.

CHOEUR
Il ose agir, osons nous taire.

RODOLPHE
Tremblez, malheur à vous, tremblez!
Nommez le traître, enfin parlez!

MELCTHAL
Dis au tyran que cette terre
Ne porte pas de délateur.

RODOLPHE
Qu'on saisisse ce téméraire!
Il brave en nous le gouverneur.
Que du ravage,
Que du pillage,
Sur ce rivage
Pèse l'horreur!
Honte et misère
Sont le salaire
Que ma colère
Lègue au malheur!

JEMMY
Si du pillage,
Si du ravage
Sur ce rivage
Pèse l'horreur,
Vil mercenaire,
L'arc de mon père
Peut nous soustraire
À ta fureur!

Ensemble

RODOLPHE et TOUS SES SOLDATS
Que du ravage,
Que du pillage,
Sur ce rivage
Pèse l'horreur!
Honte et misère
Sont le salaire
Que ma/sa colère
Lègue au malheur!

JEMMY, HEDWIGE et TOUS LES
HABITANS DES CANTONS
Si du ravage,
Si du pillage,
Sur ce rivage
Pèse l'horreur!
Vil mercenaire,
L'arc de mon/son père
Peut nous soustraire
À ta fureur!
(Les soldats s'emparent de Melcthal;
les suisses cherchent à le délivrer,
mais ils sont armes, et l'on entraîne
violemment sous leurs yeux le vieillard
qu'ils voudraient suivre, quand une haie
de hallebardes les ante.
La toile baisse sur ce tableau.

Nota. Le rideau de service qui tombe entre le premier
et deuxième acte offre l'image de la puissance
guerrière de l’Autriche, sous le règne de l'empereur
Albert (an 1308). C'est contre ce pouvoir formidable
que vont lutter les efforts de quelques montagnards
de la Suisse).


ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente les hauteurs du Rutli d'où l'on
plane sur le lac de Waldstettes ou des Quatre-Cantons.
On aperçoit aux bornes de l'horizon la cime
des montagnes de Schwitz; au bas est le village de
Brunnen. Des sapins touffus qui s'élèvent des deux
côtés du théâtre complètent la solitude.

SCÈNE PREMIÈRE
Des piqueurs, portant des flambeaux, ouvrent la
marche; d'autres dirigent la meute; d’autres arrivent
avec des cerfs, des renards et des loups tués; des
dames et des seigneurs à cheval, ayant le faucon au
poing, et suivis de pages, traversent le théâtre; enfin
des chasseurs à pied font une halte, et vident les
gourdes dont ils sont munis.

CHOEUR DE CHASSEURS
Quelle sauvage harmonie
Au son des cors se marie!
Le cri du chamois mourant
Se mêle au bruit du torrent.
L'entendre exhaler sa vie,
Est-il un plaisir plus grand?
Des tempêtes la furie
N'a rien de plus enivrant.

CHOEUR DE PÂTRES
(au loin dans les montagnes)
Au sein du lac qui rayonne
Le soleil fuit;
Des monts que la neige couronne
L'éclat s'évanouit.
Du village la cloche sonne,
C'est nôtre retour qu'elle ordonne.
Voici la nuit!
(On voit les pâtres descendre du coteau dans
le vallon, et y diriger leurs troupeaux).

CHOEUR DES CHASSEURS
Quel est ce bruit?
Des pâtres la voix monotone
De nouveau nous poursuit;
Du gouverneur le cor résonne,
C'est nôtre retour qu'il ordonne.
Voici la nuit!
(Ils sortent).

SCÈNE DEUXIÈME
Mathilde, seule.

MATHILDE
(elle paraît s'être séparée à des
sein du gros de la chasse)
Ils s'éloignent enfin; j'ai cru le reconnaître:
Mon coeur n'a point trompé mes yeux;
Il a suivi mes pas, il est près de ces lieux.
Je tremble!... s'il allait paraître!
Quel est ce sentiment profond, mystérieux
Dont je nourris l'ardeur, que je chéris peut-être?
Arnold! Arnold! est-ce bien toi,
Simple habitant de ces campagnes,
L'espoir, l'orgueil de tes montagnes,
Qui charme ma pensée et cause mon effroi?
Ah! que je puisse au moins l'avouer à moi même!
Melcthal, c'est toi que j'aime;
Sans toi j'aurais perdu le jour;
Et ma reconnaissance excuse mon amour.
Romance
Sombre forêt, désert triste et sauvage,
Je vous préfère aux splendeur des palais:
C'est sur les monts, au séjour de l'orage,
Que mon coeur peut renaître à la paix;
Mais l'écho seulement apprendra mes secrets.
Toi, du berger astre doux et timide,
Qui, sur mes pas, viens semant tes reflets,
Ah! sois aussi mon étoile et mon guide!
Comme Arnold tes rayons sont discrets,
Et l'écho seulement redira mes secrets.

SCÈNE TROISIÈME
Arnold, Mathilde.
Arnold s'est montré pendant les dernière mesures de
la Romance.

ARNOLD
Ma présence pour vous est peut être un outrage;
Mathilde, mes pas indiscrets
Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage.

MATHILDE
On pardonne aisément les torts que l'on partage;
Arnold, je vous attendais.

ARNOLD
Ce mot où votre âme respire,
Je le sens trop, la pitié vous l'inspire;
Vous plaignez mon égarement:
Je vous offense en vous aimant.
Que ma destinée est affreuse!

MATHILDE
La mienne est-elle plus heureuse?

ARNOLD
Il faut parler, il faut, dans ce moment
Si cruel et si doux, si dangereux peut-être,
Que la fille des rois apprenne à me connaître;
J'ose le dire avec un noble orgueil,
Pour vous le Ciel m'avait fait naître.
D'un prejugé fatal j'ai mesuré l'écueil;
Il s'élève entre nous de toute sa puissance;
Je puis le respecte, mais c'est en votre absence.
Mathilde, ordonnez-moi de fuir loin de ces lieux,
D'abandonner ma patrie et mon père,
D'aller mourir sur la terre étrangère,
De choisir pour tombeau des bords inhabités,
Prononcez sur mon sort, dites un mot.

MATHILDE
(tendrement)
Restez.
Duo
Oui, vous l'arrachez à mon âme
Ce secret qu'ont trahi mes yeux;
Je ne puis étouffer ma flamme,
Dût-elle nous perdre tous deux!

ARNOLD
Il est donc sorti de son âme
Ce secret qu'ont trahi ses yeux!
Sa flamme répond à ma flamme,
Dût-elle nous perdre tous deux!
(À Mathilde)
Mais entre nous quelle distance,
Que l'obstacles de toutes parts!

MATHILDE
Ah! ne perdez pas l'espérance;
Tous vous élève à mes regards.

ARNOLD
Doux aveu! ce tendre langage
De plaisir enivre mon coeur.

MATHILDE
Je le chéris, tout me présage
Près de lui des jours de bonheur.
(À Arnold)
Retournez aux champs de la gloire,
Volez à de nouveaux exploits:
On s'anoblit par la victoire;
Elle justifira mon choix.

ARNOLD
Je pars, je cours chercher la gloire,
C'est un tribut que je vous dois:
Puis-je douter de la victoire
Lorsque j'obéis à vois lois?

MATHILDE
Dans celle qui t'aime,
Oui, c'est l'honneur même
Qui dicte sa loi.
Mathilde, constante,
Ira sous la tente
Recevoir ta foi.

ARNOLD
Dans celle que j'aime,
Oui, c'est l'honneur même
Qui dicte sa loi.
Mathilde, constante,
Viendra sous la tente
Recevoir ma foi.

MATHILDE
On vient, séparons-nous.

ARNOLD
Vous reverrai-je encore?

MATHILDE
Oui, demain.

ARNOLD
Ô bonheur!

MATHILDE
Quand renaîtra l'aurore,
Dans l'antique chapelle, en présence de Dieu
J'entendrai ton dernier adieu.

ARNOLD
Que de bienfaits!

MATHILDE
Je vous quitte, on s'avance.

ARNOLD
Ciel!
Walter et Guillaume, ah! fuyez leur présence.

SCÈNE QUATRIÈME
Arnold, Guillaume, Walter Furst.

GUILLAUME
Tu n'étais pas seul en ces lieux?

ARNOLD
Eh bien?

GUILLAUME
Nouis craignons de troubler un si doux entretien.

ARNOLD
Je ne m'informe pas de vos desseins.

WALTER
Peut-être plus qu'un autre dois-tu chercher à les connaître.

GUILLAUME
Non; qu'importe à Melcthal s'il déserte nos rangs,
S'il aspire en secret à servir nos tyrans?

ARNOLD
Qui te l'a dit?

GUILLAUME
Ton trouble, et Mathilde et sa fuite.

ARNOLD
On m'épie, et c'est toi?

GUILLAUME
Moi-même; ta conduite
A jeté le soupçon dans ce coeur alarmé.

ARNOLD
Mais si j'aime?

WALTER
Grand Dieu!

ARNOLD
Mais si j'étais aimé,
Tes soupçons?

GUILLAUME
Seraient vrais.

ARNOLD
Mon amour?!

WALTER
Est impie.

ARNOLD
Mathilde?

GUILLAUME
Elle est nôtre ennemie.

WALTER
Parmi nos oppresseurs elle a reçu la vie.

GUILLAUME et WALTER
Et Melcthal lâchement embrasse ses genoux!

ARNOLD
Mais de quel droit votre aveugle furie ?...

GUILLAUME
Nos droits? un mot te les apprendra tous:
Sais-tu bien ce que c'est que d'aimer sa patrie?

ARNOLD
Vous parlez de patrie, il n'en est plus pour nous.
Je quitte ce rivage
Qu'habitent la discorde et la haine et la peur,
Dignes filles de l'esclavage;
Je cours dans les combats reconquérir l'honneur.

GUILLAUME
Quand l'Helvétie est un champ de supplices
Où l'on moissonne nos enfans;
Que de Gesler tes armes soient complices;
Meurs pour nos bourreaux triomphans!

ARNOLD
Si je meurs c'est pour la victoire,
Ce but sourit à ma fierté;
Mais je vivrai, mais je vaincrai; la gloire
Remplace tout, même la liberté.

WALTER
Pour toi, Gesler préludant aux batailles,
D'un vieillard a tranché les jours;
Cette victime attend des funérailles,
Elle a des droits à tes secours.

ARNOLD
Ah! quel affreux mystère!
Un vieillard, dites- vous?

WALTER
Que la Suisse révère.

ARNOLD
Son nom?

WALTER
Je dois le taire.

GUILLAUME
Parler c'est te frapper au coeur.

ARNOLD
Mon père!...

WALTER
Oui, ton père, Melcthal, l'honneur de nos hameaux,
Ton père, assassiné par la main des bourreaux!

Trio

ARNOLD
Qu'entends-je? ô crime! hélas! j'expire!
Ses jours qu'ils ont osé proscrire,
Je ne les ai pas défendus!
Mon père, tu m'as dû maudire!
De remords mon coeur se déchire.
Ô ciel, ô ciel! je ne te verrai plus.

GUILLAUME et WALTER
Il chancelle, à peine il respire,
Il frémit, le remords le déchire;
De l'amour tous les noeuds sont rompus,
Son effroi remplace son délire,
Son malheur le rend à ses vertus.

ARNOLD
Il est donc vrai!

WALTER
J'ai vu le crime.

ARNOLD
Toi?

WALTER
J'ai vu se débattre et tomber la victime.

ARNOLD
Gran Dieu! que faire?

GUILLAUME
Ton devoir.

ARNOLD
Il faut mourir?

GUILLAUME
Il faut vivre.

ARNOLD
Eh bien! contre Gesler servez mon désespoir.
Dans Altorf voulez-vous me suivre?

GUILLAUME
Modère les transports où ton ame se livre.

WALTER
Reste, et venge à la fois ton père et ton pays.

ARNOLD
Achevez donc!

GUILLAUME
La nuit, à nos desseins propice,
Nous entoure déja d'une ombre protectrice.
Tu vas voir dans ces lieux, que Gesler croit soumis,
Surgir de tous côtés de généreux amis:
Ils comprendront tes larmes.
Au soc de la charrue ils empruntent des armes
Pour conquérir un digne sort,
Ou l'indépendance ou la mort!

GUILLAUME, ARNOLD et WALTER
Ou l'indépendance ou la mort!
(Ils se donnent la main).
Embrasons-nous d'un saint délire!
La liberté pour nous conspire;
Des cieux mon père nous inspire,
Vengeons-le, ne le pleurons plus.
Pour son pays quand il expire,
Son beau destin semble nous dire:
C'était aux palmes du martyre
A couronner tant de vertus!

GUILLAUME
Des profondeurs du bois immense,
Un bruit confus semble sortir.
Écoutons!

ARNOLD
Écoutons!

GUILLAUME
Silence!

WALTER
J'entends de pas nombreaux la forêt retentir.

ARNOLD
Le bruit approche...

GUILLAUME
Qui s'avance?

SCÈNE CINQUIÈME
Les mêmes, habitans d'Unterwald.

CHOEUR D'UNTERWALD
(à demi-voix)
Amis de la patrie!

GUILLAUME
Ô bonheur!

ARNOLD
Ô vengeance!

GUILLAUME, WALTER et ARNOLD
Honneur, honneur à leur présence!

LE CHOEUR
Nous avons su braver, nous avons su franchir
Les périls comme la distance.
Les torrens, les forêts n'ont pu nous retenir;
nôtre audace au Rutli nous a fait parvenir
Sous l'escorte de la prudence.

GUILLAUME
Du canton d'Unterwald, ô vous généreux fils,
Ce noble empressement n'a rien qui nous étonne.

WALTER
On saura l'imiter: de nos frères de Schwitz
J'entends la trompe qui résonne;
De tes enfans sois fier, ô mon pays!

SCÈNE SIXIÈME
Les mêmes, habitans de Schwitz.

CHOEUR DE SCHWITZ
En ce temps de misère,
Une race étrangère
Épiant nos douleurs,
Nous condamne au mystère.
Que ce bois solitaire
Seul connaisse nos pleurs.

GUILLAUME
(à Arnold et à Walter)
On pardonne la crainte à de si grands malheurs;
Mais croyez-en mon espérance,
Leurs coeurs répondront à nos coeurs:
Honneur, honneur à leur présence!

GUILLAUME, ARNOLD, WALTER et
LES HABITANS D'UNTERWALD
Honneur, honneur à leur présence!



WALTER
Du seul canton d'Uri nous regrettons l'absence.

GUILLAUME
Pour dérober la trace de leurs pas,
Pour mieux cacher nos saintes trames,
Non frères, sur les eaux, s'ouvrent avec leurs rames
Un chemin qui ne trahit pas.

WALTER
De prompts effets la promesse est suivie,
N'entends-tu pas?...

GUILLAUME
Qui vient?

SCÈNE SEPTIÈME
Les mêmes, habitans d'Uri.

CHOEUR D'URI
Amis de la patrie!

GUILLAUME
Honneur aux soutiens de nos droits!

TOUS
(moins les habitans d'Uri)
Honneur aux soutiens de nos droits!

CHOEUR D'URI
Guillaume, tu le vois,
Trois peuples à ta voix,
Sont armés de leurs droits
Contre un pouvoir infâme.
Parle, et les fiers accens,
Jaillissant de ton âme,
Soudain en traits de flamme
Embraseront nos sens!

CHOEUR GÉNÉRAL
Guillaume, tu le vois,
Trois peuples à ta voix,
Sont armés de leurs droits
Contre un pouvoir infâme.
Parle, et les fiers accens,
Jaillissant de ton âme,
Soudain en traits de flamme
Embraseront nos sens!

GUILLAUME
(se plaçant au milieu des députés des
trois cantons)
L'avalanche roulant du haut de nos montagnes,
Lançant la mort sur nos campagnes,
Renferme dans ses flancs
Des maux moins accablans
Que n'en sème après lui chaque pas des tyrans
C'est à nous, à nôtre courage
À purger ce rivage
De maîtres détestés.

CHOEUR DE SCHWITZ
De la guerre c'est la menace;
Malgré nous la terreur nous glace.

WALTER
Où donc est votre antique audace?
Mille ans nos aïeux indomptés
Ont défendu leurs vieilles libertés;
Est-ce en vous que s'éteint leur race?



CHOEUR DE SCHWITZ
Malgré nous la terreur nous glace.

GUILLAUME
Accoutumés aux maux long-temps soufferts,
Si vous ne sentez plus le fardeau de vos fers,
Songez du moins à vois familles;
Vos pères, vos femmes, vos filles
N'ont plus d'asile en vos foyers.

WALTER
Il n'est plus parmi nous de toits hospitaliers.

GUILLAUME
Amis, contre ce joug infâme
En vain l'humanité réclame;
Nos oppresseurs sont triomphans.
Un esclave n'a point de femme,
Un esclave n'a pas d'enfans.

CHOEUR GÉNÉRAL
Un esclave n'a point de femme,
Un esclave n'a pas d'enfans.
C'est trop souffrir, que faut-il faire?

ARNOLD
(se réveillant tout à coup de l'abattement
où il était resté plongé)
Venger le trépas de mon père.

LE CHOEUR
Quoi! ton père?

ARNOLD
Il est mort.

LE CHOEUR
Quel crime était le sien?

ARNOLD
Son crime, hélas! c'est le vôtre et le mien,
Celui de tous! il aimait sa patrie.

LE CHOEUR
Ô meurtre abominable, impie!

GUILLAUME
Soyons dignes enfin du sang dont nous sortons;
Dans l'ombre et le silence, Du glaive et de la lance
Armez les trois cantons.

LE CHOEUR
Dans l'ombre et le silence,
Du glaive et de la lance
Armons les trois cantons.

GUILLAUME
Près du lac, quand luiront les signaux de vengeance,
Nous seconderez-vous?

LE CHOEUR
N'en doute pas, oui, tous.

GUILLAUME
Prêts à vaincre?

LE CHOEUR
Oui, tous.

GUILLAUME
Prêts à mourir?

LE CHOEUR
Oui, tous.

GUILLAUME
Que de nos mains les loyales étreintes
Confirmet ces promesses saintes!

Serment

CHOEUR GÉNÉRAL
Jurons, jurons par nos dangers,
Par nos malheurs, par nos ancêtres,
Au Dieu des rois et des bergers,
De repousser d'injustes maîtres.

Si parmi nous il est des traîtres,
Que le soleil de son flambeau
Refuse à leurs yeux la lumière,
Le Ciel l'accès à leur prière,
Et la terre un tombeau!

ARNOLD
Voici le jour!

WALTER
Pour nous c'est un signal d'alarmes.

GUILLAUME
De victoire!

WALTER
Quel cri doit y repondre?

ARNOLD
Aux armes!

GUILLAUME et WALTER
Aux armes!

TOUS
Aux armes!



ACTE TROISIÈME

Intérieur d'une vieille chapelle en ruines,
attennante aux jardins du palais d'Altorf

SCÈNE PREMIÈRE
Arnold, Mathilde.

MATHILDE
Arnold, d'où nait ce désespoir?
Est-ce là cet adieu si tendre
Que j'espérais entendre?
Vous partez, mais bientôt nous pourrons nous revoir.

ARNOLD
Non, je reste où m'enchaîne un terrible devoir;
Je reste pour venger mon père.

MATHILDE
Qu'espérez-vous?

ARNOLD
C'est du sang que j'espère.
Je renonce aux faveurs du sort,
Je renonce à tout ce que j'aime,
A la gloire, à vous-même!...

MATHILDE
A moi, Melcthal?

ARNOLD
Mon père est mort;
Il est tombé sous l'homicide glaive.

MATHILDE
Dieu!

ARNOLD
Savez-vous qui dirigea le fer?

MATHILDE
Ah! je frémis, achève!

ARNOLD
Votre effroi l'a nommé... Gesler!

Air

MATHILDE
Pour nôtre amour plus d'espérance;
Quand ma vie à peine commence,
Pour toujours je perds le bonheur.
Oui, Melcthal, d'un barbare
Le crime nous sépare;
Ma raison, qui s'égare,
Implore un Dieu vengeur.
Du sort bravant la servitude,
En vain je t'ai donné ma foi;
Dans ma cour quelle solitude!
Tu ne seras plus près de moi.
Enfin, pour comble de misère,
Un crime te prive d'un père,
Et je ne puis le pleurer avec toi.

Destin, malgré ta rage,
Toujours ce triste coeur
Conservera l'image
De mon libérateur.

ARNOLD
Quel bruit arrive à mon oreille?
Des chants? des cris?

MATHILDE
Gesler s'éveille.

ARNOLD
Le jour le rend à ses forfaits.

MATHILDE
Hélas! d'une fête guerriere
Ces chants annoncent les apprêts.
Du gouverneur fuis le palais,
Toujours sa joie est meurtrière;
Fuis, si jamais je te fus chère.

ARNOLD
Moi, fuir!

MATHILDE
Sur la rive étrangère,
Si je ne puis à ta misère
Offrir mes soins consolateurs,
Mon âme te suit tout entière;
Elle est fidèle à tes malheurs.

ARNOLD
Ces chants étouffent ta prière,
Leur joie insulte à mes douleurs.

MATHILDE
Arnold, prends pitié de mes pleurs,
Fuis, si jamais je te fus chère.

ARNOLD
Moi fuir!

MATHILDE
Sur la rive étrangère,
Si je ne puis à ta misère
Offrir mes soins consolateurs,
Mon âme te suit tout entière;
Elle est Fidèle à tes malheurs.
Et songe!

ARNOLD
Je songe à mon père!

MATHILDE
En renonçant à nos amours,
C'est lui donner plus que nos jours.
Adieu, Melchtal, adieu, c'est pour toujours!

ARNOLD
En renonçant à mes amours,
C'est lui donner plus que mes jours.
Adieu, Mathilde, adieu, c'est pour toujours!

Grande place d 'Altorf où l'on fait des prèparatifs
de féte. On voit çà et là des pommiers et des tilleuls.
Le château fort de Gesler est au fond. Des ouvriers
sont occupés à lever une estrade où doit se placer
la cour; d'autres plantent, vers le fond du théâtre,
un trophée composé des armes du gouverneur
et surmonté de son chaperon.

SCÈNE DEUXIÈME
Gesler, Rodolphe, gardes, soldats, peuple.

CHOEUR D'HOMMES
Gloire au pouvoir suprême!
Crainte à Gesler qui dispense ses lois!
Oui c'est l'empereur même,
Qui lance l'anathème
Par sa terrible voix.

CHOEUR DE FEMMES
Paix au pouvoir qu'on aime!
De Mathilde on chérit les lois!
Qu'est-il besoin de diadème?
L'amour est un pouvoir suprème
Égal à celui des rois.

GESLER
Vainement dans son insolence,
Le peuple brave ma vengeance,
Il doit se soumettre à ma loi:
(en montrant le trophée)
Devant ce signe de puissance
Que chacun se courbe en silence,
Comme on s'incline devant moi!

CHOEUR D'HOMMES
Gloire au pouvoir suprême!
Crainte à Gesler qui dispense ses lois!
Oui c'est l'empereur même,
Qui lance l'anathème
Par sa terrible voix.

CHOEUR DE FEMMES
Paix au pouvoir qu'on aime!
De Mathilde on chérit les lois!
Qu'est-il besoin de diadème?
L'amour est un pouvoir suprême
Égal à celui des rois.

(On fait passer les habitans par groupe, et on les
force à s'incliner devant le trophée).

GESLER
(placé sur l'estrade)
Que l'empire germain de votre obéissance
Reçoive le gage aujourd'hui.
Depuis un siècle, sa puissance
Daigne à votre faiblesse accorder un appui.
A pareil jour, nos droits, scellés par la victoire,
S'étendirent sur vos aïeux.
D'un jour si glorieux,
Par vos chants, par vos jeux
Célébrez la mémoire,
Je le veux!

(Ici commence la fête. Des soldats contraignent
des femmes suisses à danser avec eux.
Les habitants témoignent par leurs gestes
leur indignation de cette violence.
Des troubadours, annoncés par un page,
succèdent aux soldats;
enfin paraissent des Tyroliens et des Tyroliennes
que des voix seules accompagnent).

Tyrolienne

CHOEUR DE FEMMES
Toi que l'oiseau ne suivrait pas!
Ah! ah! etc.
Sur nos accords règle tes pas!
Ah! ah! etc.
Toi qui n'es pas,
Ah! ah! etc.
De ces climats,
Ah! ah! etc.
Vers nos frimats,
Ah! ah! etc.
Tu reviendras.
Ah! ah! etc.

ACCOMPAGNEMENT D'HOMMES
A nos chants viens mêler tes pas!
Étrangère
Si légère,
Veux-tu plaire?
Ah! ne fuis pas.
Fleur nouvelle
Est moins belle,
Quand tes pas
S'approchent d'elle,
Ah! ah! etc.

CHOEUR D'HOMMES ET DE FEMMES
Dans nos campagnes,
Les fils des montagnes
A leurs compagnes
Apprendront tes pas.
(Le ballet se termine par un choeur général
à la fin du quel tout le monde se prosterne
devant le poteau).

SCÈNE TROISIÈME
Les mêmes, Guillaume, Jemmy.

RODOLPHE
Audacieux, incline-toi!

GUILLAUME
Tu peux, t'armant de sa faiblesse,
Avilir ce peuple, mais moi,
Je ne reconnais pas la loi
Qui me prescrit une bassesse.

RODOLPHE
Misérable!

CHOEUR DE SUISSES
Ô moment d'effroi!
Pour lui nous avons tout à craindre.

RODOLPHE
Gouverneur, on brave ta loi.

GESLER
Quel téméraire ose l'enfreindre?

RODOLPHE
Il est debout devant toi.

GUILLAUME
Debout, j'honore la puissance,
Quand d'un honteux servage elle nous affranchit;
Mais de mon front l'indépendance,
Devant Dieu seul fléchit.

GESLER
Traître, obéis ou tremble!
Ma voix et tes périls te menacent ensemble;
Vois ces armés, vois ces soldats.

GUILLAUME
J'écoute, je regarde, et ne te comprends pas.

GESLER
L'esclave rebelle à son maître.
Ne frémit pas en prévoyant son sort?

GUILLAUME
Serais-je devant toi, si je craignais la mort?

RODOLPHE
Tant d'audace seigneur, me le fait reconnaître;
C'est Guillaume Tell, c'est ce traître
Qui ravit à nos coups Leuthold le meurtrier.

GESLER
Saisissez-le!

SOLDATS
(hésitant)
C'est là cet archer redoutable,
Cet intrépide nautonier...

GESLER
Point de pitié coupable;
C'est là mon prisonnier.

GUILLAUME
Puisse-t-il être le dernier!

Quatuor

GESLER
Tant d'orgueil me lasse,
La foudre s'amasse,
Sur toi qu'elle passe,
Et tu fléchiras!

RODOLPHE
Quel excès d'audace!
Il brave, il menace.
Allons, point de grâce,
Désarmons son bras.

GUILLAUME
Mortelle disgrace!
(bas à son fils)
Espoir de ma race,
Ô toi que j'embrasse,
Porte au loin tes pas!

JEMMY
Que ta peur s'efface,
C'est ici ma place,
Laisse-moi par grâce
Mourir dans tes bras!
(On retire des mains de Guillaume
son arbalète et son carquois).

GUILLAUME
(à voixbasse)
Rejoins ta mère, je l'ordonne,
Qu'aux sommets de nos monts la flamme brille et donne
Aux trois cantons le signal des combats!

GESLER
(retenant l'enfant)
Arrête... leur tendresse éclaire ma vengeance;
Réponds, toi qui m'oses braver,
C'est ton enfant?

GUILLAUME
Le seul.

GESLER
Tu voudrais le sauver?

GUILLAUME
Le sauver lui, quel est son crime?

GESLER
Sa naissance,
Tes discours, tes projets, ta coupable insolence.

GUILLAUME
Je t'ai seul offensé, c'est moi qu'il faut punir.

GESLER
Sa grâce est dans tes mains et tu peux l'obtenir.
Pour un habile archer partout on te renomme;
(à Rodolphe, en détachant une pomme d'un arbre voisin)
Sur la tête du fils qu'on place cette pomme,
(à Tell)
D'un trait, tu vas soudain l'enlever à mes yeux,
Ou vous périrez tous les deux.

GUILLAUME
Que dis-tu?

GESLER
Je le veux.

GUILLAUME
Quel horrible décret; sur mon fils!... je m'égare!
Tu pourrais ordonner, barbare!...
Non, le crime est trop grand.

GESLER
Obéis.

GUILLAUME
Tu n'as pas d'enfant!...
Il est un Dieu, Gesler!

GESLER
Un maître.

GUILLAUME
(montrant le ciel)
Il nous entend!

GESLER
C'est trop tarder, cède sur l'heure.

GUILLAUME
Je ne le puis.

GESLER
Que son fils meure!

GUILLAUME
Arrête!... Abominable loi!
Tu triomphes de ma faiblesse;
Le péril de Jemmy m'impose une bassesse,
Gesler; et je fléchis le genou devant toi.
(Il s'agenouille).

GESLER
Voilà cet archer redoutable,
Cet intrépide nautonier!
La peur l'atteint, un mot l'accable.

GUILLAUME
(se relevant)
Ce châtiment du moins est équitable:
Tu me punis d'avoir pu m'oublier.

JEMMY
Mon père, songe à ton adresse.

GUILLAUME
Ah! je crains tout de ma tendresse.

JEMMY
Donne ta main, interroge mon coeur:
Sous ta flèche il battra sans peur.

GUILLAUME
Je te bénis en répandant des larmes,
Et je reprends ma force sur ton sein:
Le calme de ton coeur a raffermi ma main.
Plus de faiblesse, plus d'alarmes;
Qu'on me rende mes armes:
Je suis Guillaume Tell enfin!
(On rend à Guillaume son arbalète et son carquois
qu'il vide à terre. Il choisit parmi les traits en se tenant baissé,
et en place un sous ses vêtemens, sans être aperçu).

GESLER
Qu'on attache l'enfant!
(En ce moment on voit un des pages de Mathilde
quitter la scène et se diriger, en courant, vers le
château).

JEMMY
M'attacher? quelle injure!
Non, non, libre au moins je mourrai.
J'expose au coup fatal ma tête sans murmure,
Et sans pâlir je l'attendrai.

SUISSES
Quoi! les accens de l'innocence
Ne désarment pas sa vengeance?

JEMMY
(en voyant son père préparer ses armes)
Courage, mon père!

GUILLAUME
A sa voix
Ma main laisse échapper mes armes;
Mes yeux sont obscurcis de dangereuses larmes...
(à Gesler)
Mon fils!... que je l'embrasse une dernière fois!
(Gesler fait un signe d'acquiescement, et Jemmy se
rend près de son père).
Sois immobile, et vers la terre
Incline un genou suppliant
Invoque Dieu: c'est lui seul, mon enfant,
Qui dans le fils peut épargner le père.
Demeure ainsi, mais regarde les cieux.
En menaçant une tête si chère,
Cette pointe d'acier peut effrayer tes yeux.
Le moindre mouvement... Jemmy, songe à ta mère!
Elle nous attend tous les deux!
(Jemmy regagne le poteau avec rapidité;
Guillaume parcourt d'un oeil morne toute l'enceinte.
Lorsque son regard s'arrête sur Gesler, il porte la
main sur la place où la seconde flèche est cachée; il
vise enfin, tire, et soudain le pomme et loin de
l'enfant).

SUISSES
Victoire! sa vie est sauvée.

JEMMY
Mon père!

GUILLAUME
Ciel!

GESLER
Quoi! la pomme enlevée!

SUISSE
La pomme est enlevée;
Guillaume est triomphant.

GESLER
Ô fureur!

SUISSES
Ô bonehur!

JEMMY
Ma vie est conservée:
Mon père pouvait-il immoler son enfant?

GUILLAUME
Je ne vois plus, je me soutiens à peine;
Est-ce bien toi, mon fils? Je succombe au bonheur.

JEMMY
(entrouvrant les vêtemens de Guillaume)
Ah! secourez mon père!...

GESLER
Il échappe à ma haine.
(apercevant la seconde flèche)
Que vois-je?

GUILLAUME
Ah! j'ai sauvé mon trésor le plus cher!

GESLER
A qui destinais-tu ce trait?

GUILLAUME
A toi, Gesler!

GESLER Tremble!

GUILLAUME
(embrassant son fils)
Je n'ai plus peur.

GESLER
Rodolphe, qu'on l'enchaîne!

SCÈNE QUATRIÈME
Les mêmes, Mathilde, pages et femmes de sa suite.

Final

MATHILDE
Qu'ai-je appris? sacrifice affreux!

SUISSES
Faut-il encor trembler pour eux?

SOLDATS
Ils doivent périr tous les deux.

GESLER
(à Mathilde)
Je n'abrégerai point des jours si misérables,
Je l'ai promis; mais tous deux sont coupables,
Et tous deux dans les fers attendront le trépas.

MATHILDE
Quoi! son fils!... un enfant! seigneur, il faut m'entendre.

GESLER
L'ordre est donné, rien ne peut le suspendre!
Le fils aussi!

MATHILDE
Vous ne l'obtiendrez pas.
Au nom de l'empereur, je le prends sous ma garde.
Quand tout un peuple indigné nous regarde,
Osez l'arracher de mes bras!

RODOLPHE
Cédez; Guillaume au moins nous reste.

FEMMES DE MATHILDE
Heureuz secours! bonté céleste!

SOLDATS
Cédons: Guillaume au moins nous reste.

SUISSES
Pour toi, Guillaume, ô sort funeste!
Des fers puniront ta vertu.

RODOLPHE
Ils murmurent, les entends-tu?

GESLER
L'audace du captif a passé dans leur haine.
Sur les eaux, cette nuit, vers Kusnac je l'entraîne.

RODOLPHE
Sur les eaux; mais les vents, l'orage?...

GESLER
Vain effroi!
(en montrant Guillaume enchâiné)
L'habile nautonier n'est-il pas avec moi?
Au château-fort, que le lac environne,
L'attend un supplice nouveau.

PEUPLE
Grâce! grâce!

GESLER
Apprenez comment Gesler pardonne:
Aux reptiles je l'abandonne,
Et leur horrible faim lui répond d'un tombeau.

JEMMY
Ô mon père!

GUILLAUME
Ô Jemmy!

PEUPLE
Grâce!

GESLER
Jamais.

MATHILDE
Barbare!
C'est sa mort qu'il prépare:
De son fils je m'empare,
Qu'il s'éloigne avec nous!

JEMMY
(à Mathilde)
Quand l'ordre d'un barbare
D'un père me sépare,
Le seconderez-vous?

GUILLAUME
Quand ma mort se prépare,
Que mon fils, ô barbare!
Se dérobe à tes coups!

GESLER
L'audace les égare;
De leur sang être avare
C'est trahir mon courroux.

SOLDATS
(à Gesler)
L'audace les égare:
De leur sang être avare,
C'est te perdre avec nous.

RODOLPHE
L'audace les égare:
De leur sang être avare,
C'est te perdre avec nous.

GESLER
Peuple, qu'on se retire,
Ou la coupable expire:
(touchant sa dague)
J'en atteste ce fer!
(A ces mots succède un moment de stupeur
parmi le peuple).

GESLER
(à demi-voix)
Ils gardent le silence,
Ils craignent ma vengeance.

SOLDATS
Ils gardent le silence,
Ils craignent sa vengeance.

SUISSES
Assurons en silence
Les coups de la vengeance.

GUILLAUME
(d'une voix très forte et secouant ses chaînes)
Anathème à Gesler.

RODOLPHE et SOLDATS
Subir tant d'insolence,
Ô tourmens de l'enfer!

SUISSES
(s'agitant et se rapprochant)
Écoutez la sentence:
Anathème à Gesler!

GESLER
(montrant les Suisses)
Si l'un d'entre eux s'avance,
(désignant Tell)
Qu'il tombe sous le fer!

SOLDATS Vive, vive Gesler!

SUISSES
(sur la place, sur les toits, sur les arbres)
Anathème à Gesler!



ACTE QUATRIÈME

Habitation du vieux Melcthal.

SCÈNE PREMIÈRE
Arnold, seul.

ARNOLD
Ne m'abandonne point, espoir de la vengeance!
Guillaume est dans les fers, et mon impatience
Presse le moment des combats.
Dans cette enceinte quel silence!
J'écoute: je n'entends que le bruit de mes pas.
Entrons... Quelle terreur secrète!
Devant le seuil, malgré moi je m'arrête;
Je n'y rentrerai pas.
Air
Asile héréditaire,
Où mes yeux s'ouvrirent au jour,
Hier encor, ton abri tutélaire
Offrait un père à mon amour.
J'appelle en vain, douleur amère!...
J'appelle, il n'entend plus ma voix!
Murs chéris qu'habitait mon père,
Je viens vous voir pour la dernière fois!

CHOEUR
(en dehors)
Vengeance!

ARNOLD
Quel espoir! j'entends des cris d'alarmes.
Ce sont mes compagnons, je les vois accourir.

SCÈNE DEUXIÈME
Arnold, confédérés.

CHOEUR
Guillaume est prisonnier et nous sommes sans armes!
Nous voulons tous le secourir.
Des armes! des armes!
Et nous saurons mourir.

ARNOLD
Dès long-temps, Guillaume et mon père
Ont prévu l'heure des combats:
Sous le rocher, au fond du châlet solitaire,
Courez armer vos bras.

CHOEUR
Courons armer nos bras.

ARNOLD
Non, plus de larmes inutiles,
Plus de plaintes stériles:
Pour toi, qui prives ma tendresse
De mon père et de ma maîtresse,
Est-ce assez que le trépas?

LE CHOEUR
(en rentrant)
Melcthal, que ton espoir renaisse!
Enfin le glaive arme nos bras.

ARNOLD
Amis, amis, secondez ma vengeance:
Si nôtre chef est dans les fers,
Brisons-les avec nôtre lance;
D'Altorf les chemins sont ouverts.
Suivez-moi: d'un monstre perfide,
Trompons l'espérance homicide;
Arrachons Guillaume à ses coups!
D'un tyran cruel et perfide
Trompons l'espérance homicide:
Cette tâche est digne de vous.

CHOEUR
D'un tyran cruel et perfide,
Trompons l'espérance homicide:
Cette tâche est digne de nous.

ARNOLD et LE CHOEUR
Sur mes/tes pas,
Aux combats!
Ou la victoire ou le trépas!
(Ils sortent).

Vue du rocher situé au pied de l'Achsenberg; il est
baigné par le lac des Quatre-Cantons. Des nuages
épais, précurseurs de la tempête, bornent l'horizon.
On découvre pourtant sur une haute éminence la
maison de Tell. Dans cette enceinte, hérissée d'écueils,
les flots se brisent avec furie.

SCÈNE TROISIÈME
Hedwige, femmes suisses.

CHOEUR DE FEMMES
Où vas-tu? ta douleur t'égare.
N'entends-tu pas nos ennemis?

HEDWIGE
Je veux voir Gesler: je les suis.

CHOEUR
Et qu'obtiendras-tu du barbare?

HEDWIGE
La mort! je la désire.
Il triomphe, et je vis,
Quand je n'ai plus d'époux, quand je n'ai plus de fils!

SCÈNE QUATRIÈME
Les mêmes, Mathilde, Jemmy et pages de la suite de la
princesse.

JEMMY
(hors de la scène)
Ma mère!

HEDWIGE
On a parlé! cette voix douce et tendre...

JEMMY
Ma mère!

HEDWIGE
Je crois l'entendre!
C'est lui! c'est mon enfant! ô bonheur! Mais, hélas!
Ton père ne suit point tes pas.

JEMMY
À son indigne chaîne il saura se soustraire:
(en montrant Mathilde)
Crois-en nôtre appui tutélaire.

HEDWIGE
Princesse, en l'écoutant, je ne vous voyais pas.
Ô protectrice auguste et chère,
Hedwige tombe à vos genoux!
Trio
Je rends à vôtre amour un fils digne de vous.
Ce fils, malgré son âge,
Est grand par son courage;
Et quand ma voix présage
Un terme à vos douleurs,
Ce n'est qu'un juste hommage
Offert à vos malheurs.

HEDWIGE et JEMMY
Mathilde à nos châlets promet des jours plus doux.
Du ciel après l'orage
Elle est pour nous l'image;
Et quand sa voix présage
Un terme à nos douleurs,
L'espoir prend son langage
Et vient sécher nos pleurs.

HEDWIGE
Quoi! dans nos maux, acceptant un partage,
Vous demeurez sur ce triste rivage,
Vous l'ornement, vous, l'orgueil d'une cour!

MATHILDE
De Guillaume captif je veux être l'otage,
Et ma présence ici répond de son retour.

HEDWIGE
Son retour! n'est-ce point une espérance vaine?
D'Altorf que ne l'arrachons- nous?

JEMMY
Il n'est plus dans Altorf.

MATHILDE
Sur le lac on l'entraîne

HEDWIGE
Sur le lac? et déjà l'ouragan se déchaîne:
Partout la mort pour mon époux!

JEMMY
Quel souvenir m'éclaire!
Réparons un oubli fatal;
Que de la liberté brille enfin la signal!

HEDWIGE
Qu'espères-tu?

JEMMY
Sauver mon père.
Tout un peuple se lève à ce feu tutélaire;
Et quels que soient les bords où Gesler descendra,
La vengeance l'y recevra!
(Il sort).

SCÈNE CINQUIÈME
Les mêmes, moins Jemmy.

MATHILDE
Quel bruit éclate sur nos têtes?

HEDWIGE
C'est la mort qui s'avance à la voix des tempêtes:
Guillaume périra!...

Prière

HEDWIGE
Toi, qui du faible es l'espérance,
Sauve Guillaume, ô Providence!
Dans leurs projets, dans leur vengeance,
Trompe et confonds nos ennemis.
Brise le joug qui nous opprime;
Dans l'oppresseur punis le crime,
Sauve Guillaume! Il meurt victime
De son amour pour son pays.

HEDWIGE, MATHILDE et LE CHOEUR
Sauve Guillaume! il meurt victime
De son amour pour son pays.

SCÈNE SIXIÈME
Les mêmes, Leuthold.

LEUTHOLD
Je l'ai vu, je l'ai vu! Guillaume sur ces rives.
Par la tempête est rejeté.
Ses mains cessent d'être captives:
Le gouvernail cède à sa volonté.

HEDWIGE
Si Guillaume, malgré l'orage,
Peut approcher de ce rivage,
Je réponds de sa liberté.

MATHILDE
Courrons à lui.

TOUS
Courrons à lui.

SCÈNE SEPTIÈME
Guillaume, Gesler, soldats.

CHOEUR DE SOLDATS
(dans la barque)
Vers la rive prochaine
La vague nous entraîne;
D'une mort trop certaine,
Guillaume, sauve-nous!

GESLER
Guillaume, sauve-nous!

GUILLAUME
(abordant et repoussant du pied
la barque au milieu des vagues)
Non, vous périrez tous!
Toi qui voulais des fronts serviles
Obtenir un lâche respect,
Commande aux vagues indociles
De se courber à ton aspect!

SCÈNE HUITIÈME
Guillaume, Hedwige, Jemmy.

HEDWIGE
Je te revois!

JEMMY
Mon père!

HEDWIGE
Ô retour plein de charmes!

GUILLAUME
(montrant la maison qui brûle)
Quelle flamme brille à mes yeux?

JEMMY
Au défaut d'un bûcher d'alarmes,
Moi-même j'embrasai le toit de nos aïeux.
Mais du moins j'ai sauvé tes armes.

GUILLAUME
(saisissant l'arc et la flèche qu'on lui présente)
Gesler, tu peux venir!

SCÈNE NEUVIÈME
Les mêmes, Gesler, soldats.

CHOEUR DE SOLDATS
En vain il veut nous fuir:
Suivons, suivons sa trace.

GESLER
Qu'il ne trouve sa grâce
Que dans le coup mortel!

GESLER et GARDES
Qu'il ne trouve sa grâce
Que dans le coup mortel!

HEDWIGE
C'est lui!

GUILLAUME
(à sa femme et à son fils)
Retirez- vous; que la Suisse respire!
A toi, Gesler!

GESLER
(frappé au haut du rocher)
J'expire! C'est la flèche de Tell!
(Il tombe dans le lac).

LES GARDES
(fuyant)
C'est la flèche de Tell!

JEMMY et HEDWIGE
Ô jour de délivrance!
Sa mort termine enfin nos maux.

GUILLAUME
De Dieu reconnais l'assistance.

JEMMY
Rien n'a pu le soustraire au trait de la vengeance:
Ses richesses ni sa puissance,
Ses supplices ni ses bourreaux.

SCÈNE DIXIÈME
Les mêmes, Walter et des confédérés, Mathilde.

WALTER
A ces signaux de flamme enfin cessons de craindre;
Il faut du sang pour les éteindre;
Il faut le sang de l'oppresseur.
Mais, que vois-je? Guillaume! il est libre, ô bonheur!
Volons vers le tyran!

GUILLAUME
Que veux-tu?

WALTER
Qu'il succombe!

GUILLAUME
Dans le lac va chercher sa tombe!
(Mathilde entre à cette réponse de Guillaume).

JEMMY et HEDWIGE
Honneur, honneur,
Au bras libérateur!

TOUS
Honneur, honneur,
Au bras libérateur!

GUILLAUME
Point de vaine espérance,
Tant que d'Altorf les créneaux orgueilleux
Commenderont à nôtre obéissance.

SCÈNE ONZIÈME
Les mêmes, Arnold et le reste des trois cantons.

ARNOLD
(présentant à Guillaume le drapeau qui flottait
au troisième acte sur le château d'Altorf)
Tu n'as plus à former de voeux,
Altorf est en nôtre puissance!

TOUS
Victoire! Altorf est en nôtre puissance!

ARNOLD
Vous ici, Mathilde?

MATHILDE
Oui, c'est moi:
Des fausses grandeurs détrompée,
Ton égale je te revoi;
Et, m'appuyant sur ton épée,
Jusqu'à la liberté je m'élève avec toi.

ARNOLD
Pourquoi ta présence, ô mon père!
Manque-t-elle au bonheur de l'Helvétie entière?
(L'orage, entièrement dissipé, laisse voir; dans toute sa beauté,
une partie de la Suisse. Une multitude de barques pavoisées
voguent sur le lac des Quatre-Cantons.
Les montagnes qui dominent Fluelen, et surmontées
encore par les grands glaciers frappés des rayons
du soleil, couronnent le tableau).

GUILLAUME
Tout change et grandit en ces lieux.
Quel air pur!

HEDWIGE Quel jour radieux!

JEMMY Au loin quel horizon immense!

MATHILDE
Oui, la nature sous nos yeux
Déroule sa magnificence.

GUILLAUME
A nos accens religieux,
Liberté, redescends des cieux,
Et que ton règne recommence!

TOUS
Liberté, redescends des cieux,
Et que ton règne recommence!

F I N