II. LES ANNEES D'APPRENTISSAGE

Vers la fin des vacances d'été de l'année 1843 Bedrich Smetana fut très heureux. Il se rapprocha de nouveau de Catherine qu'il vint rejoindre à Mladà Boleslav où la famille Kolár s'était installée entre temps, et il réussit enfin à obtenir l'autorisation de ses parents de se consacrer exclusivement à la musique. Pour les parents du jeune homme ce n'était pas une décision facile à prendre. D'une part en effet ils persistaient à envisager la carrière de musicien comme une carrière très incertaine, d'autre part ils commençaient à se trouver dans une situation financière de plus en plus difficile de sorte que leur fils ne pouvait guère compter sur leur aide matérielle durant ses études à Prague. Frantisek Smetana fut d'ailleurs obligé, bientôt après, de vendre la ferme de Ruzkova Lhotice qui ne rapportait plus rien dévorant au contraire les derniers restes de ses économies, et de reprendre son métier de maître brasseur, trouvant cette fois-ci un emploi à Obristvi, petit village situé sous les pentes vinicoles de Mélnik.
Bedrich Smetana s'installa donc à

Prague le 3 octobre 1843

muni de biens matériels très modestes. Il ne réussit même pas à trouver un logement suffisamment confortable et fut obligé d'habiter chez une tante où il devait partager la chambre avec deux étudiants en droit sans pouvoir même travailler régulièrement son piano; ce n'est que beaucoup plus tard qu'il était en mesure de louer un instrument. Il était alors déjà un très bon pianiste, mais quoique âgé de dix-neuf ans, un autodidacte absolu en matière de théorie et de composition. Il s'en rendait parfaitement compte, sachant que sans des études systématiques il n'arriverait point à faire des progrès. Or il ne savait guère comment s'y prendre. Il se fit, il est vrai, certaines amitiés dans les milieux musicaux de Prague et notamment au sein de la Société Concordia qui groupait alors les musiciens tchèques et allemands de la ville, mais ce n'était pas suffisant. Les bancs du Conservatoire lui étaient fermés à cause de son âge déjà trop avancé, et il n'avait pas assez de moyens pour pouvoir prendre des leçons particulières. Sa vie sentimentale était également assez douloureuse. Il avait en effet espéré retrouver à Prague Catherine qui faisait ses études à l'Ecole de musique de Josef Proksch chez qui elle habitait. Or comme une jeune fille bien élevée, elle évitait de fréquentes rencontres avec Smetana qui évidemment en souffrait beaucoup.
Heureusement, au mois de décembre, au moment où il ne savait plus que faire, il rencontra à Prague la mère de Catherine qui trancha énergiquement le problème et présenta Smetana au maître de sa fille - Joseph Proksch.

un Allemand originaire de Liberec, aveugle depuis l'âge de treize ans, appartenait parmi les figures les plus importantes de la vie musicale de Prague. C'était un homme aux idées originales et progressistes et son école - il y enseignait lui-même surtout le piano - jouissait d'une grande réputation. Admirateur enthousiaste de Beethoven et de Bach, il connaissait aussi la meilleure musique de son temps -celle de Chopin, Schumann, Berlioz et Liszt en premier lieu. Il y avait alors à Prague peu de personnalités musicales aussi intelligentes et aussi expérimentées.
C'est donc chez Proksch que fut introduit le jeune Smetana. Il se produisit devant lui comme pianiste et lui montra ses compositions. Le talent sauvage de Smetana-compositeur déconcerta sans doute l'esprit méthodique du sévère maître, mais le jeu du jeune homme dut lui plaire. Après avoir hésité un instant, il l'admit parmi ses élèves, devinant immédiatement ce que Smetana savait déjà et ce qu'il avait par contre encore à apprendre. Il ne le plaça donc pas dans sa classe de piano, mais dans sa classe de composition.
Tout était donc dans le meilleur ordre - à un détail près. Smetana ne savait en effet point comment et de quoi il paierait ses leçons. La mauvaise situation matérielle de l'élève ne resta pas cependant longtemps cachée à son maître. Il en parla, à la Concordia, à J. B. Kittl, directeur du Conservatoire de Prague, qui recommanda Smetana comme

professeur de piano, à la famille du comte de Thun.

Le 18 janvier 1844, Bedrich Smetana vint se présenter au comte Léopold de Thun et de Hohenstein. Le jeune homme aux cheveux longs et désordonnés étonna d'abord quelque peu le comte, mais dès qu'il s'installa au piano et joua quelques morceaux, il gagna la partie. Bedrich Smetana fut donc engagé moyennant un salaire de 300 florins par an, le logement et les repas. La famille du comte était assez nombreuse et Smetana avait à s'occuper de cinq enfants, devant travailler une heure par jour avec chacun d'eux. Beaucoup plus tard, les comtesses Thun, ses anciennes élèves, devaient se souvenir encore de leur jeune maître comme d'un homme consciencieux, mais en même temps gai, affable et excellent musicien, qui leur faisait connaître avec enthousiasme mais sans pédanterie les oeuvres des compositeurs classiques et même celles des modernistes Chopin et Wagner auxquelles elles ne comprenaient alors évidemment pas beaucoup.
Bedrich Smetana fut obligé même beaucoup plus tard encore de donner des leçons de musique. Il le faisait toujours avant tout pour des raisons d'ordre financier, ne considérant pas l'activité pédagogique comme sa mission essentielle. Il était cependant un professeur consciencieux et original. Il n'obligeait pas ses élèves à apprendre uniquement la technique de l'instrument, mais s'efforçait avant tout d'ouvrir devant leurs yeux le vaste monde de la musique. Les souvenirs de ses élèves prouvent qu'il concevait, depuis sa jeunesse, la musique comme un art très concret, cherchant le réel contenu de chaque pensée musicale, ce qui est d'ailleurs très caractéristique pour celui qui devait devenir plus tard un grand compositeur dramatique, un vrai maître du poème symphonique et de la musique à programme en général. Il tâchait d'expliquer à ses élèves le sens de l'oeuvre étudiée non seulement au moyen d'une analyse formelle mais surtout au moyen d'une transposition de l'oeuvre dans le monde d'images et d'impressions poétiques. En ce sens Smetana était donc un romantique par excellence, et ses explications devaient sans doute être très subjectives; or ce qu'il faut relever surtout, c'est qu'il concevait la musique comme un témoignage exprimé au moyen d'un langage émotif et affectif particulier.
Débarrassé des pires soucis matériels grâce à son poste de professeur de musique dans la famille Thun, Smetana put se mettre, avec le plus grand élan, à l'étude de la composition. Il ne se reposait même pas pendant ses longs séjours en province où il accompagnait la famille du comte - au château Bonrepos ou à Nové Benátky aux environs de Mladá Boleslav

ou enfin à Ronsperk (aujourd'hui Pobézovice) dans la région de la Forêt de Bohême, loin de Prague.

Ces séjours en province commençaient généralement dès le printemps et s'achevaient au début de l'hiver. Et notamment à partir de l'été 1845 - ayant déjà terminé, après un travail consciencieux quoique accompli sans grand enthousiasme, l'étude des éléments d'harmonie pour passer à celle des autres disciplines compositionnelles, il envoyait à Proksch régulièrement de gros paquets de devoirs.

Josef Proksch II

s'appuyait dans son enseignement sur le Cours de composition musicale de A. B. Marx qui était sans doute le meilleur manuel de composition de l'époque et que Proksch avait d'ailleurs adapté aux besoins de ses élèves. Grâce à son application à l'étude et grâce aussi à son talent, Bedrich Smetana parcourut relativement vite toutes les disciplines de la composition musicale, depuis l'harmonie et une étude particulièrement poussée du contrepoint et de la fugue jusqu'à l'étude des formes de composition musicale, de l'instrumentation et de la musique vocale. Ses études n'étaient évidemment pas orientées vers une simple imitation ou vers un apprentissage des routines techniques, mais avant tout vers l'analyse détaillée des oeuvres des grands maîtres - Bach, Mozart, Beethoven - ce qui lui permit d'ailleurs de mieux comprendre même les oeuvres des compositeurs romantiques, celles de Schumann, Chopin, Mendelssohn-Bartholdy, Berlioz et Liszt en premier lieu. En janvier 1847 Smetana rencontra chez le comte Thun Robert Schumann et sa femme Clara, en 1846 il put réentendre Liszt et assister à deux concerts dirigés par Hector Berlioz; tout ceci contribua encore à renforcer l'impression que l'étude théorique des oeuvres de ces maîtres avait produite sur le jeune compositeur.
Les efforts que Smetana déployait, sans se lasser, pour apprendre les bases techniques de la composition musicale, ainsi que l'étude analytique des oeuvres des grands compositeurs élargissaient évidemment petit à petit son monde musical personnel, faisant apparaître certains traits caractéristiques qui ne devaient, bien entendu, se manifester pleinement qu'au cours des

phases ultérieures de son évolution de compositeur.

Signalons en au moins quatre. C'est tout d'abord la méthode dont il se sert pour manier le thème et qui préside au développement de tout le processus de son penser musical, méthode logique, conséquente et particulièrement ingénieuse qui devait caractériser toutes ses oeuvres ultérièures. Sur ce plan, Smetana repensa profondément les procédés beethovéniens, mais aussi la méthode de l'idée fixe inventée par Berlioz et même la théorie du thème conducteur (leitmotiv). Dans ses devoirs on peut remarquer en outre l'importance qu'il attachait au contrepoint et à une conduite logique des voix. En troisième lieu, il faut relever dans ses travaux d'alors une concision de plus en plus grande et originale de la facture pianistique qui témoigne d'une profonde connaissance du caractère de l'instrument mais qui impose aussi 'de grandes exigences à l'interprète; c'est le résultat de la cristallisation du langage contrapuntique du compositeur, langage d'abord relativement compliqué, ainsi que de l'élimination progressive des ornements (caractérisant l'écriture pianistique de l'époque) à laquelle il procédait méthodiquement. Dès cette période, on peut trouver enfin dans les travaux de Smetana maints traits et maints indices du langage mélodique qui devait caractériser plus tard son écriture, de même qu'une ébauche de son sens du monumental, de son penchant à l'idéalisation et de sa prédilection pour une écriture pleine d'éclat, de son art de la gradation, de son rationalisiçe hostile à toute improvisation et revêtant chaque idée d'une forme précise, et de son orientation vers une écriture monothématique.
Parmi les nombreux travaux et devoirs que Smetana écrivit au cours de ces années et que nous possédons aujourd'hui, on trouve évidemment beaucoup d'exercices dans lesquels il s'efforçait d'apprendre tout simplement le métier de compositeur. Mais dans certains de ces travaux on découvre au-dessus du problème posé une voûte d'invention créatrice et personnelle qui élève les devoirs au niveau de véritables compositions.
Très critique envers lui-même, Smetana ne devait plus tard reprendre dans son oeuvre rien de ce qu'il avait écrit durant ses années d'apprentissage quoiqu'il soit certain qu'il s'occupait de ses travaux et de ses exercices de jeunesse jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ces travaux on peut trouver néanmoins plusieurs pièces dont l'importance dépasse le cadre de petits exercices ou études scolaires et que l'on ne peut point considérer comme un simple document de la maturation créatrice du compositeur.

Parmi les premières pièces

de Smetana écrites au cours de cette période, il faut signaler surtout une Valse en cinq parties, datant de 1844. La pièce constitue avant tout un témoignage de la maîtrise avec laquelle Smetana se mouvait alors dans le domaine de la musique de danse, qu'il savait d'ailleurs toujours enrichir de certains éléments personnels. Retenons surtout que la cinquième partie de la Valse contient la première ébauche de l'idée qui devait plus tard constituer la base du célèbre duo d'amour du premier acte de La Fiancée vendue. C'est probablement cette valse qui fut exécutée pour la première fois le 4 février 1844 lors d'un bal des artistes de Prague. Elle remporta un vit succès qui impressionna même Catherine. Ainsi les relations un peu refroidies entre les deux jeunes gens devinrent de nouveau plus chaleureuses.
L'ouvre qui a suivi immédiatement après présente au point de vue artistique un intérêt beaucoup plus grand. C'est une suite de huit morceaux caractéristiques pour piano, relativement brefs, que le compositeur intitula
Bagatelles et Impromptus et qui furent écrits en été 1844. Les premiers commentateurs de l'oeuvre de Smetana considéraient cette suite comme un reflet intime des sentiments que Smetana éprouvait pour Catherine. Les titres des différentes pièces de la suite - Innocence, Détresse, Idylle, Désir, Joie, Conte, Amour, Querelle au même titre que le caractère agité et émotif de l'oeuvre semblent témoigner en faveur d'une telle interprétation bien que aujourd'hui rien ne nous permette de déterminer quel était le vrai dessein du compositeur au moment où il écrivait ces pièces. Ce qui est certain, c'est que les Bagatelles et Impromptus témoignent avant tout de la richesse de l'originalité du langage harmonique du compositeur, langage orienté vers des dissonances et vers des procédés personnels, non-conventionnnels; Smetana y réussit en outre à caractériser l'idée exprimée dans le titre de chacune des pièces non seulement au moyen de motifs adéquats, mais encore au moyeu d'une architecture appropriée. En écrivant cette oeuvre Smetana s'appuyait incontestablement sur une étude détaillée des pièces analogues de Robert Schumann, mais son monde différait, dès cette époque, profondément de celui de Schumann. Le monde de Smetana est moins romantique et moins rêveur, il est plus concret et - on dirait même - plus clair: Smetana exprime en outre les images musicales au moyen d'un langage plus dur et plus agressif. Les Bagatelles et Impromptus atteignent le niveau des pièces pianistiques de la musique européenne de l'époque et dans la production tchèque des années quarante du 19e siècle on chercherait en vain une oeuvre aussi réussie.
Il faut mentionner encore six autres petites pièces pour piano qui se rattachent à l'oeuvre précédente et parmi lesquelles il convient de relever un
Feuillet d'album en si majeur, écrit en juillet 1855 et dédié à Catherine, dans lequel le compositeur s'efforce de tracer un portrait musical de sa bien-aimée.
Parmi les autres oeuvres de Bedrich Smetana datant de cette période il nous semble opportun de signaler encore au moins deux études pour piano écrites en janvier 1846 et les
Variations caractéristiques pour piano sur le thème de la chanson folklorique tchèque «Je semais du millet à la lisière du champ», datant de février de la même année. C'est de 1846 que proviennent également les premières pièces vocales de Smetana quatre mélodies pour chant et piano sur des textes allemands qui se rapprochent des mélodies lyriques schumanniennes.
Entre le mois de juillet et le mois d'octobre
1846, Smetana écrivit une Sonate en sol mineur qui devait constituer son travail de fin d'études à l'Ecole de musique de Josef Proksch. Il y accéda après d'importantes études de la forme sonate et de la forme rondo. Chemin faisant, il écrivit encore une Polka en mi majeur, oeuvre qui appartient déjà à un monde qui lui sera très proche plus tard et notamment au cours de sa période de maturation. La Sonate est caractérisée par un remarquable élan, une invention expressive et un travail thématique exceptionnellement riche et logique. La principale idée du mouvement initial, marquée d'une grande agitation, ainsi que de nombreux détails architectoniques du mouvement final de la Sonate réapparaîtront d'ailleurs plus tard dans le Trio en sol mineur pour piano, violon et violoncelle qui constituera déjà une oeuvre entièrement mûre du compositeur.

Après avoir terminé ses études, Smetana se sentait parfaitement préparé à commencer une carrière artistique indépendante. Pour cela, il avait cependant besoin d'une liberté plus grande que ne pouvait lui fournir - malgré les grands avantages matériels - son poste de professeur dans la famille du comte de Thun. Les Thun se séparaient difficilement de leur professeur de musique, mais ils comprenaient parfaitement que Smetana serait freiné dans son évolution d'artiste s'il devait continuer d'occuper son emploi au sein de leur famille. Le 1er juin

1847

Bedrich Smetana quitta donc la maison du comte de Thun, recommandant comme son successeur - Catherine.
C'est alors que s'achèvent les années d'apprentissage de Smetana... Il s'en souvenait surtout dans sa vieillesse quand il était déjà sourd et obsédé par de terribles hallucinations sonores. Il se rendait alors parfaitement compte qu'il était capable de surmonter les difficultés qui résultaient de sa maladie et de s'exprimer, avec liberté et précision, dans un style compliqué uniquement grâce à sa souveraineté technique, souveraineté qu'il devait à Josef Proksch et à l'immense quantité d'exercices qu'il avait été obligé d'élaborer sous sa direction.
Quoique ses intérêts fussent orientés désormais nettement non pas vers le piano, mais vers la composition, Smetana savait très bien qu'il ne pourrait pas gagner sa vie comme compositeur et essaya par suite de se consacrer à la

carrière de virtuose.

Il voulait d'ailleurs se créer aussi une existence indépendante afin de pouvoir enfin se marier. En été 1847, il entreprit donc sa première tournée de concert qui le mena dans plusieurs villes de l'Ouest de la Bohême.