De Manon à Lulu

Bertrand Bouffartigue

Dans l'excellent numéro de l'Avant Scène Opéra consacré à Lulu d'Alban Berg, Gérard CONDE fait plusieurs fois allusion à des liens entre cet opéra et la Manon de Jules Massenet. Ainsi, il écrit " elle est la sœur moderne de Manon, et ce n'est pas un hasard, sans doute, si sous plusieurs rapports […] l'œuvre de Massenet semble annoncer Lulu ".

A première vue ce rapprochement est surprenant. Comment faire le lien entre Manon, drame lyrique proche de la tradition du drame lyrique du 19ème siècle et Lulu, fresque sanglante et musicalement chaotique ?

Pourtant une analyse plus précise permet de confirmer le bien fondé de cette remarque, qui relie deux chefs d'œuvre centrés autours de deux femmes qui tiennent leur destin en main.

 

Deux femmes en permanente évolution dramatique

Contrairement à certaines héroïnes dont le destin est déjà scellé au lever du rideau (voir plus loin), nos deux femmes démarrent l'opéra dans une situation conventionnelle sans surprise (le jeune fille qui part au couvent, la jeune femme mariée), tout à fait dans le ton de l'époque dans lesquelles se situent ces deux opéras. Très vite, elle vont changer le cours de leur destin et mener une vie pleine de péripéties, illustrée par 6 tableaux chez Manon et 7 tableaux chez Lulu. Dans les deux cas, elles pratiquent des allers et retours sentimentaux qui vont les mener à la richesse, l'humiliation puis finalement la mort.

 

Un entourage masculin fatal

L'entourage masculin va jouer un rôle primordial pour ces deux femmes et sera l'élément déclencheur du destin qu'elles prendront en charge par la suite. De Morfontaine et Brétigny laissent entrevoir à Manon les plaisir et les richesses d'une vie à Paris, le Peintre par ses assiduités fera tomber Lulu de son statut de femme rangée en lui promettant une autre vie. Les deux amoureux " principaux " que sont Des Grieux ou Schön (et son prolongement naturel qu'est son fils Alwa) ne feront que " ramasser " la mise, pour leur plus grand désespoir.

Dans les deux œuvres, un autre homme servira de guide au destin et à la déchéance des deux héroïnes : Lescaut et Schingolch qui seront toujours présents pour leur permettre de rebondir et de changer de cap, tout en entretenant une relation assez ambiguë.

Dans les deux cas, alors qu'elles sont sur le point de mourir, ces deux mauvais anges s'en tirent sans encombre. Schingolch est même le seul survivant de l'hécatombe du drame de Berg.

On parle souvent de femme fatale mais dans ces deux cas on peut rendre la politesse à ces messieurs !

 

Une écriture vocale d'une très grande richesse

Pour souligner l'évolution permanent de leur personnage, Massenet et Berg les dotent d'une partition vocale extraordinairement riche et variée. On peut remarquer le contraste, par exemple, entre deux airs comme " Je suis encor tout étourdie " et " Profitons bien de la jeunesse ". Il faut également admirer l'écriture de Massenet qui privilégie les phrases musicales souvent courtes et qui joue sur les contrastes (il suffit d'écouter l'air "Voyons Manon" accompagné de son introduction pour percevoir ce style). Cela permet à l'auteur de construire des personnages complexes et dramatiquement passionnants, ce qui range finalement Manon comme une opéra beaucoup plus moderne que l'image qu'il colporte à tort (tout comme son auteur d'ailleurs).

L'écriture de Berg obéit également à cette diversité. Passé le cadre de la musique sérielle, on retrouve tout au long de l'œuvre récitatifs, canons, canzonettas, arioso, chansons, chorale…de figure de style très classique mais permettant justement cette grande diversité. Le rôle de Lulu n'échappe pas à cette règle et oscille entre récitatif proche du sprechgesang et grandes envolées lyriques (citons sa chanson du 2ème acte dans le style du Bel Canto). Cette complexité et cet entremêlement de forme participe à la fascination que l'on peut éprouver pour ce personnage. Il faut également rajouter que, contrairement à Wozzeck, Berg revient à des formes musicales plus mélodiques qui le rapprochent de l'opéra du 19ème siècle.

Il est inutile de préciser qu'en plus de nécessiter un immense talent musical, ces deux femmes, dont l'étendue vocale est strictement la même à un demi ton près (un si grave pour Lulu contre un do grave pour Manon) ne pourront être véritablement crédibles qu'interprétées par une grande comédienne. Ces chanteuses idéales existent t-elles car les grandes Lulu ne sont pas légions sur le circuit lyrique (pour une œuvre jouée relativement régulièrement) et l'on est souvent tenté de s'imaginer Manon jouée par deux chanteuses différentes.

Manon-Lulu : les anti-Mimi ?

Sans vouloir faire preuve de trop de manichéisme, on peut être tenté de considérer Manon et Lulu comme l'exemple (rare ?) de ces grandes héroïnes dont le destin n'est pas inscrit dès la première note comme c'est le cas des Violetta, Cio Cio San, Mimi, Liu, Gilda, Senta, victimes de leurs maladies ou de leur aveuglement…Bien entendu, Manon et Lulu rejoindront leurs consœurs dans une mort plus ou moins humiliante et plus ou moins violente mais par des chemins chaotiques et passionnants pour le spectateur et auditeur. C'est certainement à ce titre que Des Grieux surnomme Manon, " Sphynx étonnant " et que Le Dompteur présente Lulu comme le serpent dans le prologue.

 

Deux opéras (à rendre) populaires

Grâce à ces deux personnages si bien dessinés musicalement et dramatiquement, Manon et Lulu sont des opéras passionnants à suivre sur scène et méritent d'être découverts par un large public. Manon convertira ceux qui pensent que Massenet est un auteur suranné et poussiéreux et Lulu pourra fasciner de nombreux spectateurs néophytes à la musique du 20ème siècle (le succès de la production de Bastille en est la preuve).