MASSENET, l'éternel séduit

Catherine Scholler

" (…) Les vieilles musicophiles accouraient minaudières, empressées, montrant ces architectures dévastées ou branlantes que l'on appelle euphémiquement de beaux restes. Massenet les traitait comme si elles avaient eu vingt ans, les couvrait de fleurs et de couronnes. Néanmoins, son œil agile, franchissant le cercle de ces portraits de famille, cherchait la jolie et la jeune pour de bon, modestement demeurée en arrière. Quand il l'avait trouvée, il bondissait vers elle, se jetait à quatre pattes, dansait la pyrrhique, bref se signalait par mille folies, à la stupeur amusée ou hérissée de celle qui devenait aussitôt son point de mire, sa Dulcinée. Le sincère de la chose était une sensualité inflammable d'oiseau-lyre ou de paon qui fait la roue. Ses yeux pâmés et frivoles criaient, imploraient : " Là, tout de suite ! " Mais comme il y a des convenances mondaines et aussi des incompatibilités, comme les maris sont quelquefois là, comme l'existence est faite de traverses, il cherchait, vite résigné, une dérivation dans la musique et contait sa peine au piano. Là, il était incomparable. "
Léon Daudet, Fantômes et Vivants


" (…) On sait combien cette musique est secouée de frissons, d'élans, d'étreintes qui voudraient s'éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s'y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière (…) On lui reprochait d'avoir trop de sympathie pour M. Mascagni et pas assez d'adoration pour Wagner. Ce reproche est aussi faux qu'inadmissible. M. Massenet continuait héroïquement à vouloir l'approbation de ses admiratrices habituelles : j'avoue ne pas comprendre pourquoi il vaut mieux plaire à de vieilles wagnériennes cosmopolites qu'à des jeunes femmes parfumées et même ne jouant pas très bien du piano. Une fois pour toutes, il avait raison (…) "
Claude Debussy 1er décembre 1901


Ces portraits de Jules Massenet par deux de ses contemporains nous le montrent comme un homme qui aime les femmes jeunes et jolies et leur fait la cour jusqu'au ridicule. Nous même pouvons encore le voir, assis au piano, entouré d'un essaim de ces belles écouteuses, dans le célèbre tableau d'Albert Aublet " Autour d'une partition ". C'était de notoriété publique, M. Jules Massenet, bon mari et époux fidèle, était un éternel séduit.

Séduit à tel point qu'il tombait amoureux de ses créations d'opéra ! Oui, les seules femmes dont Mme Massenet aurait dû se défier, celles dont elle aurait pu être jalouse, les redoutables séductrices se nommaient Thaïs, Anita, Thérèse, Chimène ou Manon.

On l'appelle Manon, elle eut hier seize ans.
En elle tout séduit, la beauté, la jeunesse,
La grâce ! Nulle voix n'a de plus doux accents,
Nul regard, plus de charme avec plus de tendresse.
(Manon, acte II, scène 1)


Elles sont quelquefois si jeunes, si jeunes et en même temps si sensuelles, et sans rien savoir de la vie, séduisent comme elles respirent, sans même se rendre compte de leur immense pouvoir !

Elles ont seize ans comme Manon, ou peut être un peu moins comme la plus jeune des héroïnes massenetiennes, encore adolescente, Salomé. Salomé, belle à damner un saint, et qui d'ailleurs y parvient presque !

Dans l'imaginaire collectif, Salomé est le symbole de la séduction perverse, envoûtante et lascive. Or, loin de la petite princesse amorale et inconsciente de Flaubert, Wilde ou Strauss, la Salomé de Massenet n'est ni corrompue, ni pervertie, et ignore qu'elle fait partie de la famille royale. Il n'y aura pas de danse des sept voiles dans l'opéra, cette Salomé est une jeune fille pure et volontaire, que rien ne saurait détourner de son but : l'amour de Jean, dans lequel elle met toute sa conviction et toute sa fougue.

Et comme une enfant qui ne connaît rien à l'art de la séduction, elle se jette au cou de Jean. Mais la force de son charme est telle que sans le vouloir ni même le savoir, en toute innocence, elle déclenchera aussi la passion d'Hérode. Hélas, la petite fille n'aura pas le temps de grandir, et préférera mourir de sa propre main…

Dans sa candeur, la Manon qui arrive au coche d'Amiens est une sœur à peine plus âgée de Salomé. Fraîche et spontanée, ingénue destinée au couvent, elle ouvre des yeux éblouis sur le monde, mais aussi sur le luxe dont certaines femmes jouissent. Sa scène " Je suis encor tout étourdie… " est d'une naïveté désarmante.

Séductrice, Manon l'est sans même le vouloir. Elle ne déploie aucun stratagème, n'établit aucun plan de conquête, ne fait aucun calcul. Il lui suffit d'être, et elle soumet d'un seul regard Des Grieux, mais aussi Brétigny et Guillot.

La déclaration de Guillot la fait rire, elle n'a pas encore appris à utiliser son charme à son avantage, mais on sent la première fêlure : " Combien ce doit être amusant de s'amuser toute une vie ! "


Voici le divin moment
Où celle qui s'est donnée
Sans craindre la destinée
Va s'unir à son amant.
(Esclarmonde, acte II, scène 1)


Et revoici notre petite Manon, qui grandit bien vite, un mois après, à Paris. Nous la retrouvons heureuse, amoureuse, dans les bras de son chevalier, partageant de petits bonheurs intimes, des joies un peu bébêtes, boire dans le même verre, se taquiner… Qu'a t'elle appris de Des Grieux ? Regardez là, irradiante, épanouie…il semblerait bien que ce soit le plaisir physique !

L'initiation amoureuse de Manon s'est déroulée classiquement, dans les bras de l'homme qu'elle aime. Mais intervertissant les situations, Massenet a aussi inventé l'unique héroïne d'opéra qui s 'empare avec autorité de l'élu de son cœur et lui fait découvrir la jouissance érotique, transformant son beau chevalier en homme-objet : Elle en a du cran, cette Esclarmonde ! Et de la sensualité à revendre !

En jetant son dévolu sur un homme, en l'entraînant dans une île enchantée, en l'initiant au plaisir de la chair, Esclarmonde la magicienne personnifie l'érotisme sans culpabilité, car enfin, les femmes jeunes et belles sont faites pour l'amour, n'est-ce pas ? Alors où est l'immoralité ?

Comme l'écrit Camille Bellaigue au sujet d'Esclarmonde, dans l'année musicale 1889 : " (…) Nous entendons ce que nous ne voyons pas. Jamais encore on n'avait, je crois, fait une description sonore aussi fidèle, aussi détaillée, de la manifestation physique des tendresses humaines (...) L'instrumentation de M. Massenet était déjà luxuriante ; la voilà luxurieuse "

Mais si la sexualité débridée suffit à la magicienne, tel n'est pas le cas de la petite fille amoureuse des plaisirs, de tous les plaisirs. Car un autre homme, dans l'ombre, lui a appris autre chose : par Brétigny, Manon commence à comprendre son pouvoir de séduction, et aussi le mensonge, car enfin, qui, à part Des Grieux, peut vraiment croire que le bouquet de fleurs a bel et bien été jeté par la fenêtre ?

Quelle image fait le plus peur à Manon ? Le spectre de la misère agité par le fermier général, ou celui de la vie bourgeoise et tranquille dans la petite maison évoquée par le Chevalier ? La crainte du dénuement, son envie de plaisirs, l'ascendant que peut exercer sur elle un homme séduisant, galant et riche, l'amènent à choisir une vie de luxe, et pour la première fois, elle a conscience de son pouvoir de séduction.

Son " pauvre Chevalier " est bien vite exécuté ! " hélas, qui ne fait pas de rêve ? " Manon rêve de " s'amuser toute une vie ", elle vient d'en découvrir le moyen.

Je marche sur tous les chemins,
Aussi bien qu'une souveraine ;
On s'incline, on baise ma main,
Car par la beauté, je suis reine !
(Manon, Acte III scène 4)

Retrouvons une Manon radieuse, en pleine apothéose, au Cours-la-Reine. Avec Brétigny, elle a appris les manières du grand monde, qui a perdu bien de son prestige à ses yeux : Poussette, Javotte et Rosette qu'elle admirait au premier acte ne sont plus que des faire-valoir, elle répond ironiquement à Brétigny qui lui fait un fade compliment et l'envoie négligemment lui chercher un colifichet de plus. Elle dédaigne le ballet offert par Guillot, que quelques mois auparavant elle aurait trouvé féerique…

Brétigny l'a bien senti, il tremble de perdre Manon, il supplie Guillot de ne pas la lui enlever.

A ce stade, à quelle autre héroïne de Massenet Manon peut-elle bien ressembler ? Oh, à beaucoup d'entre elles : l'Ensoleillad, Thaïs, Dulcinée…

Toutes ont un point commun : ce sont des courtisanes, mais ce ne sont pas des Traviata. Pour Massenet, l'utilisation du pouvoir de séduction de ses héroïnes se fait naturellement, sans culpabilité. Ni elles, ni lui ne portent un jugement moral sur leur manière de vivre. On ne peut pas dire la même chose de Verdi, qui tout en se plaçant délibérément du coté de Violetta, exprime clairement que celle-ci est une réprouvée, et qu'elle doit racheter sa conduite passée…

Rien de tel chez Massenet : ses courtisanes sont foncièrement innocentes, et c'est par un tiers, comme Athanaël, que peut apparaître la notion de péché. En pleine sérénité charnelle, elles aiment et vivent de l'amour, sans jamais mentir sur leurs sentiments. Voyez Nicias, voyez le roi d'Espagne ou les amants de Dulcinée, ils ont l'air amoureux, heureux, comblés !

Jugez de la générosité et de la sincérité de toutes ces ensorceleuses en voyant la Belle Dulcinée, qui repousse avec une gentillesse touchante l'offre de mariage de Don Quichotte, qui lui en explique ses raisons en toute franchise et loyauté, et de quelle façon elle le console ! Elle a plus de cœur que la plupart de ses soupirants, car jamais elle ne se moque.

Concernant l'opéra Don Quichotte, un extrait des souvenirs de Massenet montre à quel point pour lui la femme est chair : " Ce qui, en me charmant, me décida à écrire cet ouvrage, ce fut une géniale invention de Le Lorrain de substituer à la grossière servante d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque Belle Dulcinée. (…) Elle apportait à notre pièce un élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de puissante poésie à notre Don Quichotte mourant d'amour, du véritable amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut point cette passion ".

Rappelons que chez Cervantès, Dulcinée n'existe que dans les souvenirs de Don Quichotte et que ce dernier ne la rencontre jamais, ce n'est pas une femme de chair, mais plutôt une idée désincarnée, une rêverie. Impensable pour Massenet !

Est-ce un hasard si la créatrice de Thaïs et d'Esclarmonde, qui fut aussi une célèbre Manon, a été Sybil Sanderson, pour laquelle le fidèle Massenet a failli passer du coté des maris volages ? Est-ce un hasard si le rôle de Dulcinée a été écrit pour Lucy Arbell, qui occupa un peu de la place vacante dans le cœur de Massenet, après la mort de la belle Sybil ?

L'amour est une vertu rare
Il défend qu'une femme se donne
A qui ne vient point en son nom
(Thaïs, acte II tableau 2)


Revenons à Manon, incapable d'assumer son choix d'une vie de luxe et de plaisir, mais sans amour. Elle se précipite à Saint Sulpice, et devant la résistance de Des Grieux, va déployer tout son art pour le reconquérir. Elle jette toutes ses forces dans la bataille, car après tout, c'est contre Dieu même qu'elle se bat !

" Ecoute-moi ! Rappelle-toi ! N'est-ce plus ma main que cette main presse ? N'est ce plus ma voix ? (…) N'ai-je plus de nom ? N'est-ce plus Manon ? "

Massenet vient ici de composer LA scène de séduction par excellence ! Ni Esclarmonde proposant des nuits torrides à Roland, ni Thaïs au banquet de Nicias n'apportent un tel raffinement dans la séduction. Manon est devenue parfaitement consciente de son pouvoir, et l'utilise dans toute la plénitude de sa beauté et de sa sensualité.
A quelle autre héroïne de Massenet ressemble t'elle ? inutile de chercher une comparaison, en cet instant, Manon est unique, et ne ressemble qu'à elle-même !

Profitons bien de la jeunesse,
Bien court, hélas, est le printemps,
Aimons, chantons, rions sans cesse,
Nous n'aurons pas toujours vingt ans !
(Manon, acte III, scène 4)


On peut toutefois jouer à se poser des questions…si Manon n'avait pas tenté de reconquérir Des Grieux, que serait-elle devenue ?

On peut penser qu'elle serait devenue une autre Thaïs, toujours aussi voluptueuse, ayant confiance en elle et en ses talents, mais dont la jeunesse s'enfuit doucement, et qui commence à songer à la vieillesse et au déclin de sa beauté.

Elle ne se débat pas dans un conflit moral qu'elle résoudra en se convertissant au christianisme, car n'ayant pas mal agi, elle n'a pas à se racheter, mais pour une créature massenetienne, la perte de la beauté n'est-elle pas la perte de l'absolu ? Thaïs vieillie sera t'elle placée au même rang que " les vieilles musicophiles " dont parle Léon Daudet, celles à qui on fait des amabilités en cherchant du regard la jeune et jolie ?

Comme le dit si bien Dulcinée : " Quand la femme a vingt ans, la majesté suprême ne doit pas avoir de grands attraits (…) Mais après, mes amis, après, après ? (…) On vit dans une apothéose, vos jours sont de gloire entourés, mais il doit manquer quelque chose, ou quelqu'un…comme vous voudrez ".

Lorsque le temps d'amour a fuit,
Que reste t'il de nos bonheurs ?
Et des étés ? lorsque la nuit
Dans ses voiles ensevelit l'éclat des fleurs ?
(Don Quichotte, acte IV)


La question de la perte de sa beauté ne se posera pas pour Thaïs, on ne sait pas si ce sera le cas de Dulcinée ou de l'Ensoleillad…

En revanche, il existe parmi les héroïnes de Massenet une ancienne séductrice vieillie et déchue, qui malgré sa beauté fanée, aime toujours désespérément un époux lassé d'elle, et qui ne la regarde même plus.

Voyez la mendier l'attention de l'homme qu 'elle aime, et pour lequel elle a tout quitté ! Ecoutez ces déchirants et encore si sensuels : " Hérode ! Hérode ! Hérode ! ne me refuse pas ! ", par lesquels Hérodiade essaie de ranimer l'ancienne passion, de faire fléchir un époux resté fringant sur lequel elle a perdu toute influence.

Oui, cette Hérodiade porte en elle le même feu que sa fille Salomé, elles sont de la même violence, de la même passion, simplement la mère n'a plus les moyens de sa séduction. Ce sont les deux visages d'une même incarnation, la femme mûre et la femme naissante, la mezzo et la soprano, la mère et la fille.

Et la boucle étant ainsi bouclée, terminons cet article comme il a commencé, par la fin du souvenir littéraire de Léon Daudet :

(…)Il faut croire d'ailleurs que sa confiance dans l'efficacité de la flatterie énorme et assénée était légitime, car il a laissé une réputation de charmeur et d'enjôleur. Je n'ai jamais pu démêler s'il était bête ou intelligent. Aucune des personnes par moi consultées là-dessus n'a pu me donner la moindre lueur. Mais quelle courbature que d'avoir ainsi joué le rôle de monsieur gosse jusque dans un âge avancé, que d'avoir distribué à la ronde tant de verres de guimauve et de coquelicot ! "

Catherine Scholler