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Banquier, capitaine d'entreprise ou politicienne, celui qui réussit à Zurich fréquente la maison d'Alexander Pereira. C'est de là, point de jonction de tous les réseaux, que nous avons commencé notre reportage.
 
Marie Abbet et Catherine Bellini
30 septembre 1999

Samedi, soir de première à l'Opéra de Zurich. Une douce brise souffle du lac et les spectateurs arrivent en flânant, deux par deux. Les hommes en costume sombre, les femmes en robe dûment griffée, jamais clinquante. Ce soir on joue Verdi, «I due Foscari», un opéra rarement monté. L'affiche est prestigieuse: Nello Santi dirige, Werner Düggelin met en scène, Heinz Spoerli signe la chorégraphie, le ténor Leo Nucci chante le rôle principal.
A l'intérieur, le rideau n'est pas encore levé, mais peu importe, le spectacle est dans la salle. De l'or des loges au pourpre du parterre, on s'examine à coups de jumelles indiscrètes, on esquisse de petits signes de la main. On est entre soi. Beat Curti, géant du commerce de détail, sort sa très jeune épouse, Rolf Hüppi, PDG de la Zurich Assurance, se cale dans son fauteuil. On jette un oeil dans la loge du maître des lieux Alexander Pereira. Légère déception, Moritz Leuenberger n'est pas là ce soir. Les Ringier? Ils arriveront plus tard. Soudain, torrents d'applaudissements. Le chef d'orchestre, grand maître de Verdi, descend dans la fosse. D'un coup de baguette, le spectacle se transpose sur la scène. Musique!
En somme, une soirée bien ordinaire à l'Opéra de Zurich. La veille, la maison donnait une représentation très privée de la «Cenerentola» avec la sublime Cecilia Bartoli. PricewaterhouseCoopers, un des cinq cabinets d'audit qui se partagent la planète, invitait ses clients. Coût de l'opération: entre 250 000 et 300 000 francs.


Charité avec foie gras

Dimanche dernier, lors d'un gala de charité, le prix des places voltigeait à 450 francs. Et 300 personnes déboursaient en outre 250 francs pour un dîner préparé par Horst Petermann, le cuisinier de la haute société zurichoise. Devant «La terrine de foie gras de canard aux figues et sa gelée au sauternes», Egon Zehnder, puissant chasseur de têtes, est en grande discussion avec Ulrich Bremi. Autrefois figure emblématique du radicalisme à la zurichoise, cet ancien parlementaire n'est plus que président de Swiss Re, administrateur de sociétés du groupe Credit Suisse et président du Flughafen-Immobilien-Gesellschaft.
La présidente du Conseil national Trix Heberlein s'entretient avec le président du conseil d'administration de Kuoni Reisen Daniel Affolter. «Nous parlons sponsoring», précise la politicienne. Et le très médiatique Felix Gutzwiler, directeur de l'Institut de médecine préventive et régulier candidat au Conseil national, s'inquiète avec ses pairs radicaux de la mainmise de l'UDC sur leur canton. Seul Lukas Briner, député au Grand Conseil et directeur adjoint de la Chambre de commerce zurichoise, essaie de changer de sujet «pour éviter de lasser les dames». A propos d'épouses, celle du directeur de la TV alémanique Peter Schellenberg arbore un fourreau de cuir moulant qui alimente les commentaires.
A l'opéra, on côtoie les politiciens de tout bord, de la radicale Vreni Spoerry au maire socialiste Josef Estermann. C'est aussi le rendez-vous des grandes familles, les Bär comme la banque privée, les éditeurs Michael Ringier et Hans-Peter Coninx. Même les «nouveaux riches» fréquentent la maison: le leader de l'UDC Christoph Blocher, l'importateur de voitures Walter Frey, le patron d'Interhome Bruno Franzen. Enfin, le gratin économique est de la partie: le président du Credit Suisse Rainer Gut, qui vient de racheter le Grasshoppers, Werner Spross, ancien mécène du même club de football. Quand l'UBS parraine, on rencontre Marcel Ospel; quand le Credit Suisse paie, Lukas Mühlemann et quelques clients triés sur le volet. Le directeur des lieux, Alexander Pereira, a su s'attacher les sponsors. L'Opéra de Zurich est la seule institution culturelle qui soit soutenue par les deux grandes banques. Rarissime: Marcel Ospel et Lukas Mühlemann siègent au conseil d'administration de la maison. Détail piquant: une des responsables culturelles du Credit Suisse n'est autre que Stephanie Pereira, fille d'Alexander. Comme dirait papa: «L'Opéra de Zurich est une grande famille.»
Une très belle famille d'ailleurs, qui incarne la réussite comme nulle autre. Ses membres le savent et adorent comparer leur ville avec New York.
Mais ne vous avisez pas de demander aux Zurichois pourquoi leur cité est si puissante. Ils vous lanceront un regard las, comme Moritz Leuenberger, et relativiseront. Ou, légèrement énervés, ils vous donneront une leçon à la manière d'Ulrich Bremi: «Prétendre que Zurich domine la Suisse, c'est renforcer les clichés. Nestlé est à Vevey, et la chimie à Bâle que je sache.»
Et pourtant, n'en déplaise aux grands Zurichois, si un cliché se vérifie, c'est bien celui de leur influence sur la Suisse. Ce qui se mijote ici sera forcément mangé dans le pays un jour ou l'autre. On se souvient du Letten et de son résultat: l'acceptation par le peuple suisse des très contestées mesures de contrainte. Plus récemment, en 1997, quand la crise économique a touché la Limmat, faisant grimper le taux de chômage à plus de 7%, les chambres fédérales débloquaient aussitôt 60 millions pour créer des places d'apprentissage. Aujourd'hui enfin, un parti donne le ton de toute la campagne en vue des élections fédérales d'octobre, c'est l'UDC zurichoise présidée par Christoph Blocher.


Luxe et volupté économique

L'économie, d'abord, n'en finit pas de concentrer ses forces sur la métropole alémanique. La centralisation par Swissair des vols intercontinentaux à Kloten était déjà révélatrice. Mais ce n'est pas tout. Sur les 50 plus grandes entreprises suisses, vingt sont à Zurich, contre treize à Bâle et six à Genève. C'est d'ici aussi que l'on tire les ficelles de 10% des sociétés installées à Genève, Berne, Bâle, Lucerne, Zoug, Schwytz et Saint-Gall. Et tant pis pour ces Romands qui enragent de se voir couper les ailes.
Hans-Peter Portmann, assidu de l'opéra, député radical et directeur adjoint de la banque privée Finter, éprouve une grande compassion pour le reste de la Suisse. «Je comprends qu'il y ait de l'animosité contre nous», dit-il. C'est dur, mais c'est la fatalité. Il s'en explique: «La Suisse ne peut plus se permettre deux centres de finance et de services.» Pourquoi Zurich? Parce qu'elle occupait déjà la première place. Et qu'elle y a mis du sien: «Le canton offre désormais de bonnes conditions fiscales aux holdings.» Et puis, cerise sur le gâteau, l'infrastructure, les transports, la culture, le lac et la vue sur les Alpes: tout est luxe et volupté.


Le parti aux leviers

Quand l'économie est puissante, les leviers politiques ne sont pas loin. C'est précisément à partir de Zurich que la droite du pays s'est «recomposée». Il y a dix ans, dans l'économie, comprenez l'industrie, la finance, les assurances, on était radical. Le parti avait ses poids lourds à Berne: Ulrich Bremi bien sûr, mais aussi Peter Spälti (Winterthur et Sulzer) ou feu Richard Reich, philosophe et président de la promotion économique. Tempi passati. A l'ère des entrepreneurs a succédé l'ère des managers, peu enclins à s'engager pour la chose publique. Faute de temps, mais aussi faute d'intérêt pour une politique limitée aux seules frontières helvétiques.
L'UDC a repris le flambeau. Chris- toph Blocher, le patron de l'UDC, est aussi un patron tout court. Il a entraîné dans son sillage des financiers comme Martin Ebner et une pléiade de petits entrepreneurs. Aujourd'hui, il noyaute des lobbies économiques, telle l'association cantonale des propriétaires immobiliers, et place un homme au poste clé au gouvernement. En avril dernier, Christian Huber reprenait les Finances d'Eric Honegger. Ce radical a préféré entrer dans des conseils d'administration prestigieux, SAirGroup ou Eurogate Zurich. Le parti vient même de porter un banquier sur sa liste au Conseil national, l'ancien chef économiste de la banque Bär, Hans Kaufmann. Un tour de force que salue Matthias Saxer, chef de la rubrique politique de la NZZ: «On attend depuis trois ou quatre ans un type comme cela chez les radicaux.»
Conséquent, le parti qui veut représenter l'économie s'attaque aux impôts. A Zu- rich, il promet 20% de baisse, au niveau national, il exige une réduction de 10% de l'impôt fédéral direct. Une pugnacité qui enchante jusqu'aux dirigeants du Vorort. «Sur la politique fiscale, nous partageons les vues de l'UDC», confirme Rudolf Walser. Et les divergences sur la question européenne? On ne va pas ergoter pour si peu.
Affolé par la claque magistrale que l'UDC vient d'administrer à sa section zurichoise (25% de sièges perdus au Grand Conseil), le Parti radical suisse vient de lancer un moratoire fiscal pour les sept ans à venir. Kaspar Villiger tire à la même corde comme vient de le montrer la révélation de ses plans pour alléger la fiscalité suisse. Dans le même esprit suiveur, le parti radical avait dit non à l'assurance maternité. Quitte à provoquer un psychodrame national devant la carte de la Suisse à nouveau déchirée.


Sexe, crime et Street Parade

Zurich ne gouverne pas seulement l'économie et la politique, mais aussi les médias, la culture, le divertissement, la science. Dans le domaine de l'art contemporain par exemple, Pipilotti Rist, la vidéaste et ex-directrice artistique d'Expo.01, a été révélée à Zurich avant de devenir une star invitée à la Biennale de Venise ou au Guggenheim de New York. C'est à Zurich qu'on a importé l'idée allemande de la très exhibitionniste Street Parade, c'est au bord de la Limmat qu'on a organisé les premières grandes raves.
Mais le rayonnement de la métropole comprend aussi ses faces d'ombre. Dans une agglomération de plus d'un million d'habitants, les tensions s'exacerbent et les cultures s'entrechoquent. Et c'est justement dans les quartiers particulièrement touchés par les problèmes sociaux qu'un parti comme l'UDC a trouvé son premier terrain d'action. Drogue, criminalité, asile, autant de sujets polémiques qui parlent à l'électeur. Il n'y a qu'à voir les autres partis bourgeois s'engouffrer dans la brèche sécuritaire à la veille des élections fédérales!
A l'opéra, le rideau tombe sur la mort du vieux Foscari, doge de Venise. Un drame de la vie politique du XVe siècle s'achève. Mais à Zurich aujourd'hui, le théâtre politique bat son plein. Et le spectacle est aussi dans la ville.