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• LE MONDE | 05.10.01 | 13h53
Les rêves et la fureur de Cecilia Bartoli
Peu à peu, Cecilia Bartoli
exhume des partitions oubliées dans les bibliothèques musicales européennes.
Elle s'est ainsi intéressée aux cantates de Gioacchino Rossini dont elle
a laissé des interprétations stupéfiantes de virtuosité, de présence dramatique
et poétique, puis tout récemment à des grands airs tirés des opéras d'Antonio
Vivaldi : son Orlando Furioso, féroce, halluciné est déjà entré dans la légende discographique.
Fouineuse insatiable, Cecilia Bartoli avait aussi rendu un hommage, depuis longtemps attendu, à Pauline Viardot, la compagne de Tourgueniev, l'amie de Frédéric Chopin, de George Sand, de Camille Saint-Saëns, de Liszt et de toute l'intelligentsia européenne que cette polyglotte recevait chez elle, à Baden-Baden, avant la guerre de 1870 qui devait la contraindre à rentrer en France où elle tint salon jusqu'à sa mort, en 1911.
Contralto, pianiste et compositeur de grand talent. créatrice de rôles écrits sur mesure pour elle par Giaccomo Meyerbeer, Charles Gounod et, rien moins, que de la Rhapsodie pour contralto, chœur d'hommes et orchestre de Johannes Brahms, Pauline Viardot avait été l'héroïne d'une des premières grandes appropriations du répertoire ancien par le romantisme français. Pour elle, Hector Berlioz et Camille Saint-Saëns ont arrangé, réécrit, mélangé les différentes versions italienne, viennoise, parisienne d'Orphée et Euridice, du chevalier Christoph Willibald Gluck. Cet opéra qui avait été l'un des grands succès lyriques de la seconde moitié du XVIIIe siècle retrouva ainsi sa place sur les scènes lyriques. A tel point que des années plus tard, Claude Debussy qui venait de découvrir les opéras de Rameau et s'en était pris de passion, publia un article vengeur contre Gluck. Debussy n'aura pas été entendu et s'est aussi bien ainsi et pour une fois, il faut être du côté de Camille Saint-Saëns qui avait secondé Berlioz dans son entreprise de réhabilitation des tragédies de Gluck en plein romantisme et qui, dans le même temps, entreprenait d'éditer à ses frais les œuvres lyriques de Rameau pour les éditions Durant, bel exemple de clairvoyance. A la même époque, Brahms éditait Couperin pour les éditions Peters en Allemagne. La musicologie a fait d'incontestables progrès, proportionnels à la découverte de traités, de manuscrits, de matériels d'orchestre, d'œuvres oubliés qui permettent par comparaison d'établir des partitions fiables qui résolvent bien des problèmes d'exécution et par-là d'interprétation. Soucieuse du moindre détail et de véracité historique, Cecilia Bartoli ne laisse jamais rien au hasard et quand elle s'est décidé à rendre hommage à Gluck, à des airs tirés de ses opéras italiens, elle a fait équipe avec le musicologue italien Claudio Osele a qui l'on doit l'édition critique d'un air "Berenice, chez fai ?", tiré d'Antigone. Claudio Osele a également conseillé Cecilia Bartoli pour l'établissement du programme de ce disque et il l'aura également guidé d'un point de vue musical. Depuis longemps déjà, la chanteuse a affirmé son attrait pour les musiciens qui jouent sur instruments anciens, pour leurs recherches inlassables et, plus largement, pour leur attitude expérimentale face aux œuvres qu'ils interprètent. Aussi, dès qu'elle le peut, elle préfère leur compagnie à celles des grands orchestres symphoniques et des grandes maisons d'opéra. Les Cassandre prétendent que ce choix est plus pratique qu'esthétique, car Bartoli aurait une voix trop peu puissante pour remplir une grande salle et passer au-dessus des orchestres et des chœurs des grandes salles d'opéra… Les Cassandre ont tort : comme Elisabeth Scharzkopff en son temps, Cecilia Bartoli a une voix si bien placée qu'elle se fait entendre sans problème dans des salles aussi grandes et mal sonnantes que le Metropolitan Opera de New York et l'Opéra Bastille, à Paris. A la vérité, Cecilia Bartoli a trouvé dans le mouvement baroque des musiciens toujours près à expérimenter, comme elle, de nouvelles solutions, à envisager les œuvres d'un regard neuf sur lequel ne pèse pas le poids d'une tradition bien trop souvent erronée, près à passer du temps, sans regarder la pendule pendant les répétitions, pour essayer, tenter des options d'interprétation qui ne sont adoptées que si elles convainquent. Dans ce processus, les musiciens du rang ont leur mot à dire, travail collectif remplacé par le seul pouvoir du chef d'orchestre et éventuellement du soliste dans les orchestres "modernes". Pour le nouveau disque que Bartoli publie chez Decca, la mezzo-soprano italienne s'est associée à l'excellente Akademie für Alte Musik Berlin et à son premier violon, Bernhard Forck. Les airs sont tirés des opéras italiens de Gluck dont les livrets sont du grand poète Pietro Metastase. La sveltesse, la verve bondissante, l'articulation franche, la précision des cordes qui n'utilisent le vibrato que de façon parcimonieuse, les sonorités crues des cors et des trompettes naturels, les timbales en peau donnent aux parties d'orchestre une vie, une présence que n'aurait pas un orchestre moderne, d'autant que clavecin luth et guitare viennent colorer le continuo. Et Bartoli ? Est-elle seulement mezzo-soprano comme on peut le lire sur la pochette ? Elle serait plutôt, vu la longueur de sa voix, mezzo, voire contralto, et soprano. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter le premier air "Tremo fra'dubbi miei", tiré de La Clemenza di Tito, pour en être convaincu. Mais au dela, des prouesses techniques d'une chanteuse qui vocalise avec un aplomb aussi renversant que Jasha Heifetez jouait du violon ou Georges Cziffra du piano, un aplomb fascinant, contagieux qui stupéfie même ceux qui sont culturellement portés vers un tout autre répertoire (nous avons fait écouter ce disque à des amis "rockeux" qui sont restés "scotchés"), il y a une tragédienne de premier plan. Limiter Bartoli à la pyrotechnie vocale serait injuste, car la chanteuse n'est pas moins chez elle dans l'expression de la douleur, de l'imploration et du rêve ; elle passe d'ailleurs avec une aisance confondante d'un sentiment à un autre en une fraction de seconde. L'air "Di questa cetra in seno" tiré d'Il Parnasso confuso atteint de ce point de vue des sommets de perfection vocale et dramatique d'anthologie. Bartoli y est engagée physiquement et psychologiquement comme si sa vie en dépendait, rappelant par-là l'investissement émotionnel d'une Maria Callas et d'une Beverley Sills, aux prises avec un répertoire bien différent et en une autre époque. Mais fondamentalement, l'approche intellectuelle et dramatique est là même, jusqu'à ce sentiment de liberté naissant d'un art magistral, si parfaitement transcendé qu'il donne l'illusion de l'improvisation, de l'émotion qui s'empare, certains soirs, des artistes quand ils sont sur scène et qu'ils jouent devant une salle à l'unisson de leur performance théâtrale autant que musicale. Et chez Metastase les mots ont un sens et signent une action dramatique qui n'est en rien statique ou dévitalisée. Le tour de force de ce disque tiendrait de ce qu'il nous fait découvir des airs tirés d'opéras de Gluck qui ne sont pas inscrits au répertoire, de nous les faire aimer, comme si nous les connaissions de toujours. Le disque lui-même est un bel objet : adieu le plastique, place à l'album cartonné, petit livre précieux dont les pages sont vieillies comme celle d'un ouvrage précieux, orné de nombreuses illustrations, doté d'un texte de présentation passionnant et d'un livret qui donne les textes chantés dans leur version originelle et leur traduction en français. Alain Lompech Cecila Bartoli : Gluck italian Arias. Airs tirés de La Clemenza di Tito, Il Parnasso confuso, Ezio, La Semiramide riconosciuta, La corona et Antigono. Akademie für Alte Musik Berlin, Bernhard Forck, premier violon. Un CD Decca 467 248-2. 67'34 .
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